À L’ORIGINE ÉTAIT LA MORT…
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Temporalité
- Date 28 octobre 2022
À L’ORIGINE ÉTAIT LA MORT…
(Un article pour la semaine de la Toussaint)
Attablés à la terrasse d’un restaurant, nous profitions d’une pause de midi pour discuter. C’était un moment rare. Nous partagions depuis un an le même cabinet médical, mais nos échanges se résumaient en général à quelques mots dans le couloir. Le repas s’achevait. Le serveur apporta les cafés.
Mon collègue venait de me raconter son parcours, un parcours très riche. Il se tut pour tourner la petite cuiller dans sa tasse. Il n’avait pas ajouté de sucre, mais il touillait son café quand même, songeur. Il avait cette capacité de s’abstraire de tout et de revenir, un peu plus tard.
– Voilà donc ma vie, me dit-il enfin. Une vie passée à écouter, à soigner et à essayer de trouver des moyens de faire mieux. J’ai rencontré des milliers de gens. C’est un cadeau, ce métier… Beaucoup de gens magnifiques. J’ai découvert un peu tard qu’ils le sont tous.
Il reposa la petite cuiller sur la table et me regarda.
– Je n’en ai plus pour longtemps. Ma colonne vertébrale est mitée, le foie aussi… Il me reste un an, tout au plus. J’ai arrêté les chimios. Elles me fatiguaient.
Il ne m’en avait jamais parlé. J’accueillais cette confidence avec reconnaissance. Mon collègue ne s’ouvrait que bien difficilement. Parler de sa vie, comme il venait de le faire, était déjà exceptionnel. Mais sa vie, on peut l’exposer de loin, comme on raconte un film. Parler de sa mort, en revanche, est une autre histoire. On touche à l’intime.
– À présent il me reste encore une chose importante à vivre.
– C’est ?
– Le moment où je vais mourir… J’espère être en pleine possession de mes moyens pour ce passage. Je ne veux pas de morphine. Je ne voudrais pour rien au monde louper ce rendez-vous.
– Pour ne rien au monde, répétais-je maladroitement, pour l’inviter à poursuivre.
– Oui, c’est le rendez-vous ultime ! C’est aussi le rendez-vous premier, celui qui permet tous les autres.
– Je ne comprends pas.
– Tu vois ces gens qui passent dans la rue ? Ils ne pensent sans doute pas à la mort. Mais qui sait, cette femme, là, dans sa jolie robe bleue, elle sera morte ce soir. Un accident est vite arrivé. Et ces jeunes, sur leurs mobylettes… Ils n’y pensent probablement pas non plus. Ils ont l’éternité devant eux. En même temps, ils ont compris depuis longtemps que ce n’est pas vrai. L’éternité n’y est pas. Seulement, ils n’aiment pas y songer, alors ils font comme si.
Nous faisons tous comme si, me disais-je. Et si ces jeunes roulent à toute vitesse, sans casque, c’est peut-être bien pour ressentir ce qu’ils ne veulent pas s’avouer, qu’ils sont mortels.
– Crois-tu que s’ils avaient l’éternité pour eux, ils dépenseraient autant d’énergie à faire des courses de mobylettes dans les rues du quartier ? me demanda mon collègue.
– Non, j’imagine que non…
– Si la vie telle qu’ils la connaissent devait ne jamais finir, la mobylette pourrait attendre. Ils auraient le temps, tellement de temps qu’ils ne sauraient pas quoi en faire. Plus rien ne s’écoulerait en lui. Tout serait figé à jamais.
En écoutant mon collègue, je comprenais que c’est la possibilité de mourir qui donne au temps sa direction.
La mort est le rendez-vous ultime qui détermine tout ce qui le précède. Elle est la cause, dans l’avenir, de nos espoirs, de nos envies. Comme mon collègue venait de le dire, elle est le rendez-vous premier, à l’origine de tout. Elle nous fait courir le monde, assoiffés que nous sommes, d’exister.
– Crois-moi, même quand on sait qu’on va mourir bientôt, il est facile d’espérer encore un sursis. Mais tout en voulant croire à ce sursis, on peut enfin admettre que cette lumière magnifique qui tombe dans la rue sur cette robe qui passe, sur ces enfants qui jouent, cette lumière, on la voit pour la dernière fois. Et ça change tout.
Mon collègue vida sa tasse d’un trait et fit signe pour qu’on nous amena l’addition. Il était l’heure de retourner à nos consultations. Je réalisais que j’aurais voulu que cet instant, lui aussi, fût éternel, qu’il ne s’arrête pas si vite. Il y avait tant de choses à échanger.
Mais je revoyais les jeunes sur leur mobylette et réalisais que si ce repas avait été placé dans l’éternité, rien de tout cela ne se serait produit. Nous ne nous serions pas parlé avec cette intensité. Pourquoi se dire des choses quand il ne peut y avoir de fin à une conversation ? S’il n’y a pas de fin, il n’y a pas d’aboutissement. Et sans aboutissement, pas de chemin pour s’y rendre, pas de point où ancrer une conclusion. C’est parce qu’un repas a une fin qu’on peut se lancer dans des confidences, avant qu’il ne soit trop tard pour le faire.
C’est parce que nous sommes mortels que nous pouvons choisir de nous ouvrir aux autres, avant qu’il ne soit trop tard, là-aussi.
Les causes de ce que nous vivons sont actives depuis l’avenir, depuis ce moment où nous allons mourir.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
2 Commentaires
Quel beau partage, le café touillé avec lenteur, le temps qui s’écoule lentement dans les souvenirs de l’intense présent.
Rolf s’en est allé sans un partage, je cherche à découvrir ce qu’il aurait pu me dire. La mort est venue l’envelopper de ses voiles de brume.
Il est souvent présent, silencieux mais…… plus tard, lorsqu’il sera plus loin….. lorsqu’il aura trouvé la paix tant souhaitée…..je l’entendrai se dévoiler….
Magnifique!