CE MOT QUE L’ON PEUT DIRE ENCORE, JUSTE AVANT LA MORT
CE MOT QUE L’ON PEUT DIRE ENCORE, JUSTE AVANT LA MORT
Un visage immobile sur l’oreiller. Des pommettes saillantes de n’avoir plus mangé. Des orbites creusées d’une fatigue intense et du mal qui la ronge. Quand nous entrons dans sa chambre, elle ne bouge pas. Le lit est redressé. Sa tête a basculé de côté. Pour l’amarrer au monde, on a fixé des perfusions qui, goutte à goutte, égrainent le temps qui reste à vivre. Parfois son souffle se suspend.
Je m’approche pour déposer un baiser sur son front. A-t-elle esquissé un sourire ? Je lui dis mon nom, afin qu’elle sache qui lui rend visite. Elle ne réagit pas. Entend-elle ? Comprend-elle ? Je reste en silence à son chevet. Je cherche des mots à dire. Mais que dit-on à quelqu’un qui s’en va ? Bon voyage dans l’au-delà ? Prend soin de toi ? Va-t-on parler des premiers marrons qui sont tombés ? L’automne s’annonce. Les matins sont devenus frais depuis peu. C’est mieux d’enfiler une veste pour sortir. Dresse-t-on un bulletin météo ? Donne-t-on des nouvelles de la reine d’Angleterre et de ses funérailles ? Parle-t-on de ceux qui sont morts à ceux qui vont mourir ? Des nouvelles des petits enfants, peut-être ? Je m’y essaie.
Mes mots sonnent creux.
J’y met tout mon cœur, mais ils sonnent faux. Ils ne sont là que pour remplir le vide. À présent, elle vient d’ouvrir un œil, le gauche, le seul qui s’ouvre encore, le côté droit est paralysé. Cet œil me fixe, inexpressif. Elle me regarde sans me voir. La maladie dans sa tête semble avoir siphonné ses derniers souvenirs. Dois-je continuer de parler ? Vais-je la fatiguer ? Tout ce que je pourrais dire me semble futile, tellement superficiel. La seule chose qui irait encore, ce serait de parler d’infini. Quand tout semble vain, ne reste que l’éternel.
Mais comment parler de cet instant qui est comme il est et qui, suspendu au milieu du temps, ne se déduit de rien et n’attend rien en particulier ?
Cet instant qui est juste maintenant dans le silence qui peut l’accueillir ? C’est alors que je remarque combien les pensées qui courent après la phrase à dire, font trop de bruit pour évoquer cette éternité-là. Elles ne sont pas au présent de ce qui se passe. Elles s’inquiètent des effets qu’elles auront à être prononcées. Elles s’inquiètent de ce qui va s’en suivre. C’est un vacarme inutile. Dans cette chambre si calme, il est assourdissant. Alors, au lieu de chercher quoi dire, je fais silence et renonce à suivre ces pensées parasites. C’est le choix de l’impuissance. Renoncer à chercher les mots que je ne trouve pas et rencontrer un vide insupportable. Je me tiens là dans ce vide, dans ce moment suspendu. Il me semble que c’est le plus beau cadeau que je puisse te faire, à toi qui reposes en ce lit.
Les bulletins météo, les marrons de l’automne, les nouvelles de petits enfants, tout ça, c’est très bien, mais c’est trop bruyant. Faire d’abord silence avant de parler. Envelopper de silence les mots que l’on prononcera. Écouter cet instant et dans l’instant apprendre à parler à partir du silence. Ne reste alors que l’attention que l’on offre à cet instant.
Et cette attention, on peut la nommer d’un mot qui semble soudain évident.
Un mot que l’on ne comprend souvent pas, mais qui, en une telle circonstance, prend tout son sens.
Un mot qui désigne une attention capable de placer à la fois toute sa force et toute son impuissance, à ne rien attendre, tout en étant totalement engagée.
Cette attention qui se donne est tellement décidée, qu’on en vient même à donner au mot qui la désigne, la force d’un verbe ;
un verbe dont on devient le sujet, simple, démuni et tout à son service.
Et ce verbe, on le conjugue, on le dit au présent. Dans ce silence attentif, c’est le présent qui se déploie. Loin du vacarme de la tête, il vient du cœur.
Et c’est alors qu’enfin, on le prononce, ce mot, de toute son âme, de tout ce que l’on est, à haute voix ou en silence, c’est bien égal. Il est présent dans tout ce que l’on dira, dans ce que l’on racontera au sujet des marrons qui sont tombés ou des petits enfants dont on donne des nouvelles.
Ce mot dont est tissé tout ce que l’on peut dire encore, juste avant la mort, c’est je t’aime.
Guillaume Lemonde
15 Commentaires
C’est très beau… je lui souhaite un départ en douceur, à cette grand-mère et maman,
dans la paix du coeur.
Merci…
Merci Guillaume pour ce témoignage si profond.
Quelle belle authenticité……
Merci pour la quiétude qui émane du partage !
De tout cœur …..
Quel témoignage touchant, cette impuissance des mots, leur fragilité devant l’éternité! cette éternité qui est en même temps toujours là.
Merci
Tellement touché de tes mots Guillaume, trouve les miens tellement creux à juste te dire merci de ce partage ; je t’aime est tellement difficile à dire aujourd’hui, tellement beau aussi.
Je te partage , vous partage , mon œil taquin, te dire comment j’ai lu (et relu) la fin de ton écrit. « Et c’est alors qu’enfin, on le prononce, ce mot, de toute son âme, de tout ce que l’on est… » La première fois j’ai spontanément lu « Et c’est alors qu’enfin, on le prononce, ce moi, de toute son âme, de tout ce que l’on est… » Je vais laisser le lapsus œuvrer, moi porté par ta douceur , que je nous souhaite , mieux souvent
Merci pour ce témoignage qui résonne dans le cœur. Je l’ai vécu aussi. C’est une porte, ce moment, qui ouvre vers l’infini.
Saluto est un bel enseignement!
oui,” je t’aime “est beau.
J’aurais dit : merci.
Oui, il y a tant de “merci” dans ce je t’aime…
Merci beaucoup Guillaume pour ce témoignage. Que la lumière des coeurs qui aiment guide le chemin de ta maman qui est désormais le sien et qu’elle soit aussi un réconfort pour toi et ta famille…
Nicole
J’ai accompagné mon mari en fin de vie, dans un moment de coeur à coeur inoubliable. Il reposait là, dans le lit, quand soudain j’ai senti qu’il se trouvait par moment comme “suspendu” entre terre et ciel…( m’est revenu alors à l’esprit le récit de certains de ses rêves où il volait.., il se réveillait ravi ! ) Alors, sans mots, juste par la présence, je lui fit sentir qu’il pouvait maintenant prendre son envol… Son visage s’est comme illuminé, les rides ayant disparu. Un être lumineux reposait là… Un sentiment de bonheur et de gratitude m’envahirent…. Il y a maintenant juste 5 ans, et ce moment inoubliable ne me quittera pas.
Danielle
Merci à vous Guillaume pour votre partage.
Un témoignage si profondément humaine et authentique, ne peut que nous toucher. Il parle à la part la intime de mon âme. Je vous remercie de ce cadeau si précieux.
Doris Grivel
Quel témoignage Guillaume! Merci d’écrire à propos d’une expérience si proche de toi…à propos de ces moments si “sacrés”…à propos de la fin de la vie d’un proche si unique!
A bientôt François
Merci Guillaume pour cet intime partage, qui donne la subtile mesure de cet instant immatériel, suspendu hors du temps. Et confirme le lien pressenti avec plus grand que soi, dont le chemin est sans aucun doute, L’AMOUR.
Chaleureuses pensées à toi et à tes enfants.