LA MORT DU COCHON
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Exercices pratiques, Présence et attention
- Date 26 août 2022
LA MORT DU COCHON
Il avait fait froid cette nuit-là. Les sabots des hommes résonnaient contre le sol gelé. Ça devait être en février, pendant les vacances scolaires. Dans la cour du château, plantée de tilleuls vénérables, ils avaient dressé une potence, sur laquelle un cochon, fixé tête en bas, grognait de toutes ses forces. C’est ce qui m’avait fait accourir. Le boucher, au couteau déjà souillé, s’affairait devant un grand feu, tandis que la vie de la bête égorgée s’écoulait dans un baquet. Une vieille dame que je ne connaissais pas, touillait le sang à mains nues, pour qu’il ne fige pas trop vite en refroidissant et qu’il puisse servir à la confection du boudin. Lorsque l’animal eut expiré, les hommes le détachèrent et le passèrent au feu pour en brûler les soies. Cette mise à mort est un moment important de mon enfance. Il a la force d’un mystère, comme ceux qui s’enseignaient dans les temples antiques. Il a la force d’un sacrement. Mais j’imagine les grimaces de ceux qui me lisent. Comparer une boucherie à un sacrement semblera pour certains non seulement blasphématoire, mais encore dénué de toute sensibilité pour la pauvre bête. Pourtant, c’est justement derrière cet a priori que se cache le mystère dont je veux parler et qui m’a nourri au-delà du dicible. Les visages de ces gens, celui de la marquise qui m’avait montré comment tuer une poule sur le billot et aller la chercher après qu’elle a couru, décapitée à l’autre bout de la cour, celui de mon grand-père de retour de chasse, qui suspendait les lapins par les pattes arrière avant de retrousser leur peau comme un gant qu’on enlève, le visage de ces gens n’exprimait rien de froid et de malin. Juste une attention extrême à ce qu’ils faisaient, sans qu’un affect ne vienne la troubler. La mort est une chose bien trop sérieuse pour qu’on la souille de sensibilité. Pour autant ces personnes étaient-elles des monstres ? Nous sommes tellement malades de notre condition binaire, à décider que l’inverse du bien serait le mal, que nous devenons aveugles à l’essentiel. Quand nos yeux nous montrent un boucher égorgeant un cochon, notre tête pourrait décider que cela est mal, et conclure que le bien serait de ne pas tuer cette pauvre bête.
Mais c’est une illusion. Elle nous aveugle le cœur comme une nuit dans l’âme. Le bien comme contraire du mal, lui est équivalent. C’est un bien de bas étage, un bien de code pénal. Il découle d’un attachement à des valeurs aussi sûrement que le mal lui-même découle d’un attachement à des valeurs inverses. En réalité, la chorégraphie millénaire qui se déroulait dans la cour du château ce jour-là, n’aurait été insupportable à regarder que par ceux qui auraient souffert d’un attachement à des valeurs favorables à la vie du cochon. Aucune personne présente n’en avait. Leurs valeurs, à l’opposé, étaient favorables à la tradition et aux joies des repas à venir. Elles auraient jugé mal celui qui aurait voulu gâcher une telle viande et se contenter de carottes et de graines. Vous voyez, le mal n’est pas à chercher d’un côté ou de l’autre. Il est des deux côtés, car nous sommes tous attachés à des valeurs et le problème avec les valeurs que l’on donne aux choses, c’est qu’elles jettent sur la réalité un voile qui ne nous permet pas de voir les choses telles qu’elles sont, mais telles que nous voudrions qu’elles soient. Elles nous éloignent de la réalité du monde. Elles nous éloignent du sensible, par lequel le monde se manifeste. Les valeurs que nous défendons, sont autant de flambeaux que nous brandissons afin de ne pas nous perdre dans le néant. Nous sommes tellement identifiés à nos valeurs, que si nous devions les perdre, nous serions dépouillés de tout ce qui fait notre personnalité.
Nous éprouverions une mort pire encore que celle de ce cochon. Or, nous avons peur de la mort. La peur, et la peur seule, fait que nous tenions à nos valeurs autant qu’à notre vie. Et il est vrai que notre vie ne ressemblerait à rien de connu sans ces valeurs. Non seulement, le monde tel que nous le voudrions s’évanouirait d’un coup, mais aussi le passé qui nous propose un sol réconfortant, de par les valeurs auxquelles il donne racines. Le passé nous serait retiré de sous nos pieds. Si nous laissions nos valeurs mourir, il n’y aurait rien devant et rien derrière. Nous serions dans un vide absolu, comme plongés dans l’obscurité sans mélange d’une forêt profonde, sans lumière et sans feu. Le petit horizon réconfortant de notre torche ne luirait plus autour de nous. Il n’y aurait aucune issue. Et ce dépouillement serait pour nous exactement l’expérience de la mort.
Il n’est pas possible de voir le monde tel qu’il est, si nous refusons la mort. Il est nécessaire que meure la personne que nous croyons être, qui sans cesse se projette dans des espoirs et des malheurs, et qui se rassure avec des fétiches, des flambeaux et des idoles.
Le boucher avait entrepris de découper la bête. L’intestin, lavé, servirait à fabriquer des andouillettes. Le visage de l’homme, penché sur la carcasse, était impassible et concentré. Des sentiments contraires m’habitaient. J’aimais ces gens. Beaucoup. Et j’aimais ce cochon. Je lui avais rendu parfois visite dans sa porcherie, quand j’allais chercher du lait après la traite du soir. Une oreille pendait négligemment devant son œil et lui donnait un air aimable.
Aussi, des valeurs opposées me déchiraient-elles. J’essayais de les tenir à égale distance, de façon à ne pas en voir une peser plus que l’autre. Toutefois cet équilibre était douloureux. Le souvenir du cochon me faisait mal autant que me faisait du bien la bonne humeur qui s’était emparée de l’équipe, maintenant que le plus gros du travail était fait. Et cette bonne humeur me faisait mal, autant que le souvenir du cochon me faisait du bien. Je ne pouvais m’accrocher à rien. Je ne pouvais que regarder. À force de tenir des valeurs pareillement opposées, elles s’annulaient. J’étais réduit à ne rester qu’en ce point que j’occupais maintenant. L’essentiel se trouvait à l’instant de cette observation. Je ne trouvais aucune justification à ce qui s’était passé et aucune pour avancer que cela fut mal de l’avoir fait. Il n’y avait que la réalité de l’instant, absolument nue. Et je me sentais comme transporté en dehors ou peut-être au cœur du garçon que j’étais. Le tableau de ces ouvriers n’avait plus d’âge. Ou peut-être que ces gens me semblaient, avec cette bête offerte à leur activité, habiter tous les âges de la Terre à la fois. Cela était dans l’instant une réalité de tous les temps. Et dans cette réalité, présent à ce cochon mort, j’éprouvais pour la première fois consciemment l’existence de l’éternité, totalement indépendante de tout ce qui a existé et qui existera.
L’attention extrême du boucher écorchant un porc, celle de mon grand-père désossant un lapin, ou encore celle de la marquise plumant une poule pour le dîner, restent pour moi, au-delà du massacre que cela représente pour certains, des expériences essentielles au dépouillement des valeurs qui nous illusionnent.
Ces expériences ont été autant de portes d’accès à l’instant présent, le seul instant qui soit réel. Le seul qui existe pour lui-même. Le seul où l’on puisse trouver le soleil qui nous manquait dans la forêt obscure, et la lumière qui rend les idoles inutiles. Vous comprendrez peut-être pourquoi j’ai vécu cette boucherie comme un sacrement, du moins, je vous le souhaite.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
3 Commentaires
Merci pour votre exceptionnel témoignage qui, de fait, m’a obligé à évacuer valeurs et jugements .
Brigitte Léonet
Oui! Les Orientaux nous disent: “La minute sacrée est la minute présente” et, si nous la vivons vraiment, elle nous donne accès à l’Éternité!
Merci beaucoup pour ce témoignage concret de cela…
Marie-Claude
Oui, merci pour ce témoignage et comme il est difficile de se maintenir en équilibre entre des valeurs contradictoires! Notre chemin est souvent une voie de crête, avec des abîmes de chaque côté. Seule notre verticale et notre confiance nous permet d’avancer. Bon chemin à celles et ceux qui me lisent.
Jean-Pierre