LE TALENT DE L’ADOLESCENCE
Le talent de l’adolescence
Il est un âge où l’enjeu est de découvrir comment avancer pas à pas sans avoir besoin d’encouragement ou d’avoir de la sympathie pour ce qui est à faire. Je n’ai par exemple aucune sympathie pour ma comptabilité mensuelle, mais à l’âge que j’ai, il m’est possible de la faire quand même et d’être satisfait de l’accomplir. Il m’est également possible d’apprendre quelque chose de quelqu’un que je n’apprécie pas. Possible d’écouter une personnalité avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord et pourtant de suivre le fil de ses pensées (s’il y en a un) et de faire chemin avec ce qui est dit.
Il est un âge auquel l’idée même d’avancer avec une pensée étrangère à ce que l’on porte ou une tâche ne répondant pas aux désirs que l’on éprouve, est inenvisageable. Cet âge est celui de l’adolescence. C’est le moment de la vie au cours duquel ce courage d’avancer pas à pas est à découvrir. L’adolescent n’a d’abord pas le talent du pas à pas. Il ne vit pas les processus. Il n’est pas présent à ce qui est en train de s’accomplir, mais projeté dans le résultat espéré. Il aimerait le résultat sans le chemin.
Ainsi, un adolescent de 14, 15 ou 16 ans qui ne parvient pas à se mettre au travail ou a tenir un projet jusqu’à son accomplissement sans se décourager, n’est pas en soi « un adolescent à problème ». C’est un adolescent tout court : un être en train d’apprendre la vaillance du pas à pas. Si j’insiste à ce sujet, c’est que la tendance est souvent de considérer ces grands garçons et filles comme des adultes un peu jeunes, certes, mais des adultes quand même ; c’est à dire des être qui devraient pouvoir se dire que si le professeur ne leur plaît pas, l’important est d’avancer avec ce qui est dit et de donner le meilleur de soi-même. « Il devraient pouvoir se donner un coup de pied où je pense et avancer »… Mais cela ne sera justement possible que lorsqu’ils auront découvert ce qui est tout l’enjeu de la période de de la vie qu’ils traversent : la vaillance de pouvoir avancer pas à pas, même s’il y a des obstacles qui se dressent sur le chemin, le premier des obstacle étant probablement le manque de confiance en soi.
Cette découverte du pas à pas est tellement intime, tellement individuelle, qu’elle ne peut être insufflée par personne.
C’est un talent qui ne s’explique en rien d’après ce qui a été déposé dans la vie par les adultes présents autour de l’adolescent, mais qui vient comme de l’autre côté. Depuis l’avenir.
Bien-sûr, les adultes auront quelque chose à faire. Ils auront à permettre cette découverte intime. Nous verrons comment. Mais ils ne pourront pas la provoquer.
Nos talents viennent depuis l’avenir.
Le talent dont il est question ici est l’enjeu de l’adolescence. Il attend d’être découvert. Il est à venir. Autrement dit, il s’approche depuis l’avenir.
D’ailleurs, n’en est-il pas ainsi de tous les talents ? Lorsqu’on se retourne un jour sur sa vie et que l’on voit combien on a changé, c’est que l’on est arrivé à un de ces moments qui était autrefois encore avenir. Un moment où nous attendait un talent qui nous aurait permis de traverser plus facilement l’épreuve d’autrefois…
Bref, la persévérance du pas à pas a donné rendez-vous à l’adolescent à un point ultérieur de sa vie.
Ce point n’est pas du tout atteint à 14 ans. Ni à 17 d’ailleurs… Il a besoin d’être encore grandement encouragé par l’entourage (nous allons voir comment). Mais il devrait être atteint au plus tard au début de la vingtaine.
Ce talent, qui attend d’être découvert, est l’enjeu de cette partie de la vie. Il éclaire, comme depuis l’avenir, toute l’adolescence. On pourrait même dire que c’est parce que l’adolescent cherche à le faire sien que l’adolescence se met en place… Tout comme le talent de l’acteur, qui viendra un jour jouer sur la scène, est la raison pour laquelle la scène du théâtre se met en place, l’adolescence est ce qui se met en place lorsque l’on cherche encore à faire sien le talent d’avancer pas à pas avec un projet.
Pour l’adolescent, à quoi ressemble la scène sur laquelle il s’apprête à jouer son rôle et à découvrir le talent qui attend d’être manifesté ?
Quand on n’a pas encore découvert le pas à pas, on est évidemment projeté dans le résultat : on s’occupe du résultat escompté avant d’avoir cheminé.
- Rien à faire des maths. De toute façon je n’en aurai pas besoin plus tard…
- De toute façon, je n’y arriverai pas… Ça sert à quoi d’essayer ?
- Je pourrais devenir trader et gagner un paquet de frics.
- Moi, je peux avoir tous les mecs (toutes les filles) que je veux !
- etc.
Mais lorsqu’on est projeté vers le résultat sans faire chemin on se prend évidemment plein de murs. On se prend les murs dressés entre là où on se trouve et là où on imagine déjà être. Si je veux, depuis la pièce où je me trouve, aller dehors mais que je me projette vers mon but, je me dirige vers cet endroit que l’aperçois par la fenêtre et me retrouve bloqué devant elle sans pouvoir aller plus loin. Je suis bloqué par la fenêtre uniquement parce que je suis projeté dans le résultat. Il me faudra ne pas oublier l’objectif sans m’y projeter moi-même. Revenir là où je me trouve en réalité et avancer : longer le mur, trouver la porte, percevoir que l’objectif est dans le pas que je fais, même si, géographiquement je m’éloigne en ce moment de l’endroit que je veux rejoindre. Le détour que je fais n’est pas un détour : il rend mon objectif possible. Il permet que mon objectif s’approche.
Si je ne parviens pas à rester avec mon projet sans me projeter moi-même dans le résultat, je reste devant la fenêtre et je maudis la fenêtre. Elle est un obstacle et je me trouve d’autant plus nul qu’elle me bloque. Pour moi, le monde sera fait de gens qui assurent (ceux qui arrivent quand même à aller dehors malgré la fenêtre) et de ceux qui n’assurent pas.
Ainsi, l’adolescent s’occupe de la valeur qu’il accorde aux gens.
Il va jauger son professeur de classe, ses camarades. Il voudra voir ce qu’ils ont dans le ventre. Cela va l’intéresser d’autant plus qu’il ne sait pas cheminer avec un projet qui le dépasse.
Il sera impressionné par ceux qui arrivent à leur fin, parfois même par quelque moyen que ce soit (violence, corruption, séduction…). Que ce soit une personnalité du quartier, une personnalité politique, une personnalité religieuse, une personnalité historique…
Sans aller jusque-là, être « le pote » de celui qui assure, est déjà un moyen d’assurer un peu. Cela renforce un peu l’estime de soi que l’on cherche à renforcer. Les bandes, les gangs, les copains, les amis sont autant d’encouragements là où l’on n’a pas encore découvert le courage d’avancer pas à pas. Encore faut-il trouver des personnes qui partagent ce à quoi on s’identifie. Sinon on se verra entouré de gens que l’on va juger comme indignes de notre compagnie.
Tel est le décor dans lequel l’adolescent évolue.
C’est un décor plus ou moins marqué, plus ou moins visible aux yeux des adultes qui l’entourent, mais bien réel. En reprenant ce qui vient d’être exposé, la démarche Saluto permet de distinguer 3 éléments de ce décor (un quatrième ne sera pas traité dans le cadre de cet article) : un obstacle type, une ressource première qui remplace le talent non encore acquis et une ressource secondaire :
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Premier élément : un obstacle type. L’adolescent est occupé avec la valeur qu’il se donne et qu’il donne aux autres. Cela se manifeste par des critiques, des jugements moraux, des arguments d’autorité, des opinions, de la défiance, de la révolte, de la protestation… Avec plus ou moins d’intensité, l’adolescent est occupé avec ça. Ce faisant, il est en train de nous dire qu’il est coincé devant un obstacle. Il se débat avec un obstacle. Un adolescent qui, par exemple, se réjouit de regarder des débats où des gens se critiquent, s’affrontent et montrent leur force, nous dit en somme qu’il est occupé à son obstacle : il est coincé devant un mur intérieur.
Si l’adulte lui présente de son côté exactement la même chose, c’est à dire des critiques, des jugements moraux, des arguments d’autorité, des opinions, de la défiance, de la révolte, de la protestation, il ne fera que renforcer le malaise. Il participera à renforcer l’obstacle que l’adolescent rencontre. Cela sera contre productif.
En revanche, si l’adulte parvient à incarner le talent que l’adolescent recherche, c’est à dire d’avancer pas à pas avec lui, alors l’avenir pourra s’ouvrir. « Le pas à pas », cette ténacité, cette vaillance qui permet de ne pas se projeter dans l’espoir que l’adolescent change enfin un jour, ni de rester buté devant les critiques, la défiance et la révolte de l’adolescent, est capital à découvrir.
L’adolescent voudrait déjà être arrivé quelque part sans avoir à faire l’effort du chemin à parcourir. Puis-je, en tant qu’éducateur, ne pas tomber dans le même travers ? Puis-je remarquer que lorsque j’espère que l’adolescent comprenne enfin ce que je lui dit et qu’il fasse enfin ce qui est à faire, que ces espoirs sont des projections dans un résultat ? Ils sont exactement le travers avec lequel l’adolescent se débat. De ce fait, ils sont eux aussi contre productifs et nous font rencontrer les mêmes obstacles faits de jugements moraux, de critiques et autres révoltes…
Quand on parvient à avancer pas à pas avec un adolescent, ce que l’on éprouve n’est pas l’impatience que celui-ci comprenne ou fasse ce qu’on attend de lui. Ce que l’on éprouve, c’est qu’on ne le laissera jamais tomber ! L’adolescent aura d’ailleurs du respect pour quelqu’un qui aura fait chemin dans la difficulté et qui n’aura pas laissé tombé. C’est ainsi que le professeur fera autorité : non par sa connaissance, mais par le chemin qu’il aura parcouru courageusement.
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Deuxième élément : une ressource première. Dans le décor de l’adolescent, pour ne pas souffrir de l’obstacle (la piètre estime de soi) il y a des gens. Il y a des gens avec qui il se sent courageux alors qu’il n’a pas encore découvert en lui le courage d’avancer pas à pas. Ce sont les gens avec qui il veut être (les potes avec qui il traîne dans la rue, avec qui il va faire du sport, avec qui il joue de la musique, avec qui il ne fait rien de spécial mais qui sont des potes…). Il ne veut pas être avec ceux qui le jugent (obstacle), mais avec ceux qui l’apprécient. Le mieux serait même d’être apprécié par quelqu’un ayant pu arriver à ses fins (ne pas oublier que pour l’adolescent le résultat est plus important que le chemin). Il aimera s’imaginer avec des stars, des gens qui en imposent, des bandits, des penseurs, des personnalités politiques, des brutes, des héros de roman ou de bande dessinée… Au choix selon ce à quoi s’identifie l’adolescent…
Mais il est important de comprendre que ces relations ont à cet âge la fonction de remplacer le manque de courage. Les amitiés sont belles en soi, mais elles ont la fonction, à cet âge, de remplacer la vaillance du pas à pas. C’est pourquoi si l’adulte veut tout faire pour être « pote » avec l’adolescent, il l’installe dans une relation qui se substitue à la découverte du courage. En voulant faire « ami-ami » avec l’adolescent, en voulant entretenir la sympathie et donc en étant également fâché avec lui s’il se montre ingrat, on lui dit implicitement qu’il se trouve là où l’on se trouve quand on dépend des amis pour se sentir courageux. Cela n’invite pas l’adolescent à découvrir le talent qui lui manque encore.
En fait l’adulte, à cet endroit, n’a pas à tenir rigueur à la susceptibilité de l’adolescent. Ce qui l’unit à l’adolescent, ce n’est pas le sentiment ! C’est l’objectif qu’il s’est donné : celui de ne pas le laisser tomber, quoi qu’il arrive.
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Troisième élément : une ressource secondaire. Dans le décor de l’adolescent il y a encore quelque chose de très important : ce sont les signes distinctifs. Ce sont les signes extérieurs d’appartenance au groupe des gens importants pour lui. Une tenue, une marque de vêtements, une coupe de cheveux, une bague, une allure, une façon de parler, de bouger, de fumer, des symboles tatoués, des signes distinctifs politiques, religieux, ethniques, sexuels, etc. Ces signes extérieurs renforcent le sentiment d’appartenance au groupe.
L’adolescent va se crisper d’autant plus sur des signes extérieurs qu’il a besoin de renforcer des liens avec une bande, un groupe, une minorité qui pourraient être pour lui encourageante. Cette ressource secondaire est là pour renforcer la ressource primaire.
Plus il manque de vrais amis et plus il risque de se rabattre sur ces signes extérieurs.
Quand l’adolescent attache beaucoup d’importance à ces signes distinctifs, il dit implicitement à l’adulte : regarde, j’ai besoin de renforcer le sentiment que je vaux quelque chose.
Cette ressource secondaire est là pour renforcer le sentiment de valeur personnelle.
De ce fait, ce que l’adolescent dit implicitement, c’est : « j’ai besoin que tu ne critiques pas ce que je te donne à voir (la critique, nous l’avons évoquée plus haut, aggraverait la situation puisqu’elle est exactement ce qui fait obstacle à l’adolescent. Elle nourrirait la fixation de l’adolescent pour ses signes distinctifs de façon à renforcer son estime de soi).
J’ai besoin au contraire que tu m’apportes de quoi renforcer le sentiment que je vaux quelque chose.
Pour ce faire, ce que l’adulte peut apporter à cet endroit est tout aussi précis que la façon dont les cheveux doivent être peignés, les vêtement portés et les maques visibles, etc. Quelque chose de tout aussi exacte que le dessin du tatouage qu’il porte ou des signes distinctifs dont il s’affuble. Ce que l’adulte peut apporter, c’est la précision, l’exactitude et la cohérence des faits. Qu’est ce que cela signifie en pratique ?
En pratique cela signifie que les faits sont plus importants que les jugements que l’on porte sur eux. Par exemple, au lycée, il sera plus important de mettre en rapport les faits géopolitiques, économiques ou historiques que de donner son opinion à leur sujet. Un professeur n’a pas à faire de prosélytisme ou de la propagande ni à se conduire avec les élèves selon les valeurs auxquelles ils s’identifient.
Récemment une jeune fille à la voix de soprano, désirait être considérée comme un garçon et voulait chanter avec les basses. Il aurait été important d’écouter la hauteur de sa voix (un fait) pour lui désigner sa juste tessiture. Le professeur a préféré la laisser chanter avec les basses afin de ne pas la contrarier. Sans doute avait-il peur…
Ce genre de comportement conduit immanquablement les élèves à se crisper encore plus sur de petits collectifs identitaires (ressource première) pour y trouver le courage et dans les signes extérieurs de leurs identités (ressource de renfort) ; ce qui se passe d’ailleurs en pratique…
Ce que les adolescent ont à découvrir, c’est la vaillance de pouvoir avancer avec un projet. Un projet, c’est toujours pour les autres, pour une altérité, ce qui n’est pas comme moi. En se crispant dans les petits collectifs identitaires et les signes extérieurs de cette identité, ils restent avec ce qui est comme eux et passent (pour un moment) à côté de l’altérité.
En somme, le talent de l’adolescence se découvre en avançant avec l’adolescent.
Celui-ci va montrer par ce qu’il fait, entreprend, essaie (que nous le jugions bon ou mauvais n’y change rien), un moyen de cheminer. À chaque fois, cela sera l’occasion pour l’éducateur de ne pas oublier qu’il est lui même sur un chemin et que les projections dans un résultat ne sont pas ce qui importe d’abord. Ce qui importe c’est de prendre les obstacles qui se présentent comme autant de bornes du chemin et non comme une occasion de laisser tomber un jugement sur la valeur de l’adolescent. « Tu es paresseux » fait des dégâts. « Que faisons-nous à partir de ce qui se présente » sert à quelque chose. Rester factuel. Regarder les conséquences des actes. Accompagner pour réparer ou corriger ce qui doit l’être.
Je sais d’expérience que ces mots peuvent sembler idéalistes. Ils ne le sont pas. Ils essaient seulement de relever des points importants dont on aura avantage à se souvenir, à chaque pas, tandis que l’on essaie de faire au mieux comme on le peut. Courage !
Guillaume Lemonde