VISITER BUCHENWALD
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Droit et société, Exercices pratiques
- Date 28 février 2020

Je viens de visiter Buchenwald, ce triste site caché derrière une belle forêt de hêtres… La relique d’une horreur. Le sinistrement célèbre camp de concentration de la banlieue de Weimar. Sa clôture parcourue à l’époque par un fil électrique de 380 V de tension. Son portail d’entrée orné de l’inscription en fer forgé : Jedem das Seine (À chacun son dû). Son crématorium, sa salle de dissection.[1]
Des milliers de gens sont morts là[2]. Des communistes, des juifs, des tziganes, des prisonniers politiques, des soldats, des personnes handicapées. L’atmosphère qui règne encore en ces lieux est terrible. Le temps semble arrêté. Figé. L’irréparable ayant été commis. Les sentiments, dans cet univers se déchirent. Ils se polarisent. Il y a les victimes et il y a les bourreaux. La lumière et l’ombre.
On pleure pour les victimes et on abhorre les bourreaux. C’est comme ça que ça se passe à Buchenwald. Il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Comme à l’époque, mais dans un système de valeurs inverses. Comme à l’époque une division se fait dans le genre humain. Buchenwald est une machine à diviser.
Je remarquais combien la tentation est grande de suivre cette division. Elle est facile à suivre. Mais je me disais que l’on ne vaut alors pas mieux que ceux qui à l’époque succombaient à la même tentation. Que leur système de valeurs ait été inverse au nôtre ne change rien… Les bourreaux d’alors voyaient eux aussi certaines personnes dignes de partager leur cercle et d’autres en être indignes. Indignes au point de mériter la mort.

À BUCHENWALD, IL Y A DES MILLIERS DE LARMES À VERSER.
Il y a des milliers de larmes à verser. Mais plutôt que de les verser pour les victimes tout en haïssant les bourreaux, on pourrait les verser pour l’humanité entière. On ferait honneur à notre humanité en n’oubliant pas que les bourreaux font partie de cette humanité indivisible.
Les déportés étaient enfermés dans des barbelés. La compassion que l’on éprouve pour eux est spontanée. Ces gens ont eu leur vie broyée. Mais les gardiens, me disais-je, les gardiens qui étaient libres de rentrer dans leurs baraquements tous proches… Eux qui étaient libres de dormir dans un bon lit et de savourer un excellent repas, indécents à côté de ce que subissaient les déportés. Obscène, même. Eux qui n’avaient pas à mourir bientôt d’épuisement et de malnutrition, ou pendus dans la cave du crématorium… Les gardiens étaient eux aussi prisonniers. Ils étaient prisonniers en eux-mêmes. Leurs barbelés, ils les avaient autour du cœur. Ils étaient sous emprise de la haine qui les aveuglait et de la peur. La peur d’un système qui les aurait broyés s’ils avaient ne serait-ce que songé à se rebeller.
Certains héros se sont rebellés. Ceux qui n’ont pas pu le faire sont restés dans une nuit de l’âme tellement profonde que l’on ne peut avoir que de la compassion pour eux. Les bourreaux étaient enfermés en eux-mêmes, dans une prison invisible, une prison dont on ne s’échappe pas facilement. Une prison dans laquelle nous sommes enfermés nous aussi lorsque nous souhaitons la mort de ceux qui, tellement éloignés de nos valeurs humaines, sont coupables des crimes les plus atroces.

IL NE FAUDRAIT PAS OUBLIER LES GARDIENS DU CAMP.
Il ne faudrait pas oublier les gardiens du camp. C’est ce que je me disais en marchant dans les vestiges du camp de Buchenwald.
Si l’on pouvait penser aux bourreaux sans oublier que malgré toutes les horreurs indicibles qu’ils ont commises, ils étaient humains parmi les humains… Si l’on pouvait ne pas succomber à la facilité de les réduire à des bêtes.
C’est pratique de les assimiler à des bêtes, cela permet de ne pas se sentir trop concerné par ces horreurs. Un humain ne peut pas avoir commis cela !
Si l’on pouvait tenir en conscience, avec la même intensité, l’horreur que les bourreaux ont commise, telles des bêtes pires que tout ce que connait la création, et leur condition humaine, alors on rencontrerait, dans l’intervalle, toute l’humanité. Et l’on aurait, pour chacun des bourreaux de Buchenwald, de la compassion. Peut-être que le mot compassion évoque pour vous une espèce de généreuse inclination bienveillante. Il n’en est rien. La compassion, c’est la faculté de percevoir et de vivre la souffrance avec l’autre, mais sans être altéré par elle.
Elle naît de l’intervalle que cette ombre épaisse forme avec la lumière lorsque l’on n’oublie pas que ces actes barbares étaient commis par des humains. Des humains qui ont été, comme vous et moi, placés devant des choix. Pour des raisons qui sont les leurs, ils ont suivi une certaine pente, mais cela n’enlève rien à leur condition humaine. Cela appartient même à notre condition humaine que d’être placé devant des choix. De ce fait, chacun des bourreaux de Buchenwald est humain et chacun d’eux nous ressemble[3].
La compassion n’amoindrit pas l’ombre qui règne en ces lieux. Au contraire, elle nous la fait devenir intime : elle nous fait participer à cette ombre. Elle nous rend, dans l’effort d’attention nécessaire pour y parvenir, coresponsables de ce qui s’est passé ici. Coresponsables car membres, avec les bourreaux de Buchenwald, de la même humanité. Elle nous rend coresponsables au présent, c’est-à-dire que nous sommes appelés à répondre de cette ombre et à nous émanciper de son emprise.
Et l’on s’émancipe de l’ombre en éprouvant cette compassion. Entre la lumière et l’ombre, elle ouvre le cœur à ce qui est humain en chacun de nous.
Ce qui est humain souffre chez les bourreaux d’un feu ardent, pire que les images que l’on peut se faire des enfers. Et c’est en portant notre attention sur cet équilibre entre l’ombre et la lumière, que l’on peut éprouver de la compassion pour eux.
Ce faisant, on fait honneur à ce lieu : on ne participe pas à continuer d’en faire, comme les nazis autrefois, une machine à diviser l’humanité. On le soigne, au contraire. Quelque chose peut s’apaiser ici.
C’est ce que je me disais alors que j’étais en train de visiter Buchenwald.

***
VISITER BUCHENWALD ET PENSER À JACQUES LUSSEYRAN !
Jacques Lusseyran a été déporté à Buchenwald. Il était né le 19 septembre 1924, aveugle depuis l’âge de 8 ans suite à un accident. C’était un résistant français. En 1941, il co-fonda le groupe Défense de la France, publia un journal clandestin éponyme, qui deviendra à la libération le journal France-Soir.
Jacques Lusseyran était porté par une force spirituelle qu’il disait être présente en chacun de nous. Une force capable de renoncer à la peur et à la haine et à déverrouiller la prison du cœur.
« Le nazisme, c’était un germe omniprésent, une maladie endémique de l’humanité. Il suffisait de jeter quelques brassées de peur au vent pour récolter, à la saison prochaine, une moisson de trahisons et de tortures. » – Et la lumière fut de Jacques Lusseyran.
La vie de Jacques Lusseyran est un exceptionnel exemple d’amour de la vie, de courage et de liberté intérieure face à l’adversité.
Je voudrais le citer ici :
« Tout enfant encore, je comprenais que notre liberté n’est pas dans le refus de ce qui nous frappe. Être libre, je le voyais, c’était, acceptant les faits, de renverser l’ordre de leurs conséquences. On niait les yeux de mon corps. D’autre yeux s’ouvraient, s’ouvriraient en moi : je le savais, je le voulais. Jamais un doute ne me vint sur l’équité de Dieu. » – Et la lumière fut de Jacques Lusseyran.
« La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux. » – Et la lumière fut de Jacques Lusseyran.
« La joie de découvrir que la joie existe, qu’elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu’aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer. » – Le monde commence aujourd’hui de Jacques Lusseyran.
« On n’invente pas le monde intérieur. Il existe pour nous ou il n’existe pas. » – Et la lumière fut de Jacques Lusseyran.
« La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté dont, par un concert général de silence, personne ne parle aujourd’hui, ni dans les États démocratiques ni dans les autres : c’est la liberté intérieure. » – Le monde commence aujourd’hui de Jacques Lusseyran.
Ces quelques citations se suffisent à elles-mêmes.
Le livres de Jacques Lusseyran sont précieux. Je ne peux que vous inviter à les découvrir et à penser à l’humain qui en chacun de nous se débat avec l’ombre, cherche à s’en libérer, et à la lumière que l’on peut découvrir et que les yeux ne voient pas.
Guillaume Lemonde

[1] Pour construire le camp, les nazis ont déboisé une partie de l’Ettersberg, cette forêt ou Goethe aimait se promener en compagnie de son secrétaire Eckermann. Sous un chêne, Goethe et Eckermann se reposaient et discutaient. Cet arbre a été préservé par les nazis et s’est retrouvé au beau milieu du camp. Lui qui avait été témoin de l’humanisme allemand, était enfermé avec les déportés. C’était le seul arbre du camp de concentration de Buchenwald. Il fut détruit par un bombardement allié.
[2] “Le terrain de l’Ettersberg fut choisi le 5 mai 1937 et le 16 juillet 1937 les 300 premiers prisonniers arrivèrent au camp. La population augmenta très rapidement : en juillet 1937, il y avait 1.000 prisonniers, principalement des communistes et des Témoins de Jehova. Le 1er septembre 1939, le camp comptait déjà 5.382 prisonniers. Ce chiffre passa à 8.634 fin septembre de la même année (suite à l’invasion de la Pologne), puis à 37.319 en décembre 1943, 63.084 en décembre 1944 et 80.436 fin mars 1945. Le camp fut construit par les prisonniers eux-mêmes. Pendant tout l’été 1937, les prisonniers durent transporter des pierres de la carrière jusqu’au camp. Ceux qui avaient le malheur de porter des pierres jugées trop petites par les SS étaient immédiatement abattus. Plus tard, des colonnes de prisonniers furent enchaînés à des lourds chariots à quatre roues. Ils durent tirer des charges énormes tout en chantant. L’objectif de Buchenwald était la destruction par le travail. Des milliers de prisonniers furent assassinés à l’infirmerie du camp au moyen d’injection de poison. Beaucoup d’autres furent les victimes d’expériences médicales, notamment après avoir été contaminés par des bacilles de typhus. Un autre moyen d’exécution était pratiqué à l’écurie. Dans une pièce aménagée comme un cabinet médical, le prisonnier dévêtu devait se placer sous une toise. Un coup de feu était alors tiré par un SS à travers un petit trou aménagé dans la toise à hauteur de la nuque. Le bruit de ces exécutions était couvert par une radio dont le volume avait été poussé au maximum. Malgré les conditions de vie abominables qui régnaient à Buchenwald, un puissant mouvement de résistance fut créé par des prisonniers. Profitant de la surpopulation du camp, cette organisation réussit à sauver et à cacher de nombreux prisonniers condamnés à mort.” : https://www.jewishgen.org/ForgottenCamps/Camps/BuchenwaldFr.html
[3] Note pour les participants à la formation Saluto : Le feu de l’avenir (découvrir en soi la force d’accueillir tous les possibles, même le pire), offre de pouvoir découvrir l’eau de l’avenir (découvrir à travers chaque rencontre, ce qui témoigne de l’humanité entière et donc de soi-même).
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3 Commentaires
La lecture de cet article m’a remis en tête les travaux de :
– Hannah Arendt sur la « banalité du mal » publié en 1963
Lors de son procès Eichman qu’on pense être une bête furieuse montre l’image d’un petit fonctionnaire médiocre.
Le mal ne réside pas dans l’extraordinaire mais dans les petites choses.
Il a abandonné son « pouvoir de penser » pour n’obéir qu’aux ordres.
– Milgram en 1963
Une expérience de Psychologie qui montre que l’être humain préfère ( encore) torturer que désobéir…
Cette pensée du jour m’évoque le livre de Terestchenko ” un si fragile vernis d’humanité. Banalité du bien, banalité du mal” qui fut, pour moi, un livre important. En s’appuyant sur l’expérience de Milgram et divers autres expériences dont celle du responsable du camp de Treblinka, l’auteur se demande : Qu’est-ce qui fait que l’on résiste au mal ? Il analyse les phénomènes de soumission à l’autorité, de conformisme de groupe ou de passivité face à des situations de détresse et invitent à comprendre tout autrement les phénomènes de destructivité. L’auteur propose de penser les conduites humaines face au mal selon un nouveau paradigme : celui de l’absence ou de présence à soi.