LA GOUTTE AU NEZ
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Exercices pratiques
- Date 22 mars 2024
J’allais au catéchisme chez un vénérable curé. Il avait dû naître à la fin du dix-neuvième siècle et flottait dans sa chasuble, tant l’âge l’avait rétréci. Ce condensé de sainteté, patiemment distillé pendant des années de prêtrise, marchait à petits pas. Sa nuque, raide, l’obligeait à tourner le buste pour regarder de côté. Chacun de ses gestes était mesuré. Qu’une si vieille personne pût offrir du temps aux gamins que nous étions, m’impressionnait. Je ne voulais pas décevoir les efforts qu’il faisait pour nous. Bien résolu d’en faire de mon côté, je m’appliquais à rester attentif. Et je l’étais. Mais mon attention ne parvenait pas à ignorer un phénomène autrement plus fascinant que les lectures qu’il nous donnait. Une goutte perlait de son nez. Chaque semaine, elle se formait entre les deux narines du saint homme et oscillait au rythme de sa bienheureuse respiration. Je l’observais, intrigué, me demandant combien de temps elle pourrait danser avant de tomber. Pourtant elle ne tombait pas. Jamais. Elle restait durant toute l’heure à étinceler. Le carré de la fenêtre se miroitait dedans. De mes cours de catéchisme, je ne me souviens que d’elle. Nous étions assis autour d’une grande table. Une table sombre, épaisse, en bois massif, il me semble. Mais à part ça, mes heures de catéchisme se résument à cette goutte. Cette petite goutte sur laquelle se fixait toute mon attention, au point de me faire la tête vide.
J’ai rencontré depuis, bon nombre d’enfants rêveurs. Des enfants du cours moyen, que m’adressaient en consultation des parents inquiétés de lire dans le cahier de correspondance des remarques désagréables telles que : Ne suit pas en classe ! Dans la lune ! Il est vrai que beaucoup de ces enfants ont des problèmes et doivent être aidés. Mais certains, au contraire, bien loin d’être inattentifs, sont des maîtres de l’attention. Ils ne rêvent pas. Ils observent. La goutte sous le nez de leur enseignant, la craie qui macule sa blouse et ses mains, et puis la mouche sur la vitre de la classe… Avant d’être de simples informations qu’on enregistre et qu’on oublie, ce sont pour eux autant de phénomènes passionnants. Ce n’est pas d’avoir reconnu qu’il y a une mouche sur la vitre qui leur importe, c’est la façon dont cette mouche avance mécaniquement ses pattes les unes après les autres, qui les captive. Ainsi que sa façon de sucer la surface d’une goutte d’eau ou de se frotter la tête avec les pattes avant. Notre pensée, bien formatée à nommer les choses, nous gêne pour les observer. Nous croyons observer alors qu’en réalité, la plupart du temps, nous ne faisons que reconnaître ce que nous avons appris. Du coup, nous passons à côté de ce qui se manifeste à l’instant. Nous passons à côté du phénomène qui s’offre à nous. Nous restons au passé. L’observation, elle, ne peut s’effectuer qu’au présent. Au présent, chaque mouche est un nouveau phénomène. Alors chaque mouche est intéressante. Les enseignants auraient bien du mérite à aider les enfants à observer, en les laissant regarder, dessiner, modeler précisément ce qui les entoure, plutôt que de leur apprendre le nom des petits détails. En tout cas jusqu’à douze ans. Jusqu’à cet âge où l’intellect devient assez mûr pour comprendre l’accord du participe passé… Le jour où j’ai appris que les ailes de la mouche sont articulées à son mésothorax, j’ai fièrement identifié le mésothorax, mais je ne l’ai plus observé. Et puis après deux ou trois fois, je me suis lassé de l’identifier.
En réalité, observer attentivement une goutte qui perle sous le nez d’un curé, c’est le catéchisme absolu. Car enfin, qu’est-ce que le catéchisme, si ce n’est une tentative d’enseigner qu’il y a dans l’éphémère du monde une éternité qui veille ?
Quand, pour bien observer, nos pensées se taisent, quand nous cessons de nous référer à ce que nous savons, quand nous arrêtons d’anticiper la suite des évènements, seul demeure le présent. Le présent du phénomène qui nous occupe. Or le présent n’est éphémère que lorsque nous n’y sommes pas. C’est lorsque nous n’y sommes pas que nous le voyons passer et que ne parvenons pas à l’attraper. C’est quand nous n’y sommes pas que l’on se demande même s’il existe, puisque tellement évanescent et toujours envolé dès qu’on en prend conscience. Quand nous plongeons dedans, au contraire, il est présent tout le temps, et à jamais. Il est éternel.
L’EXERCICE DE LA GOUTTE ET DU CURÉ – Essayez de regarder un détail et en même temps, dans votre vision périphérique, de voir tout l’ensemble. Ne pas préférer le détail à l’ensemble ou l’ensemble au détail. Par exemple, s’il y a une goutte sous le nez d’un curé, je regarde la goutte et sans la quitter des yeux, je saisis en même temps tout le curé qui la porte. Bien sûr, des pensées vont venir. N’essayez surtout pas de les chasser. Mais renoncez à les suivre ! Si on essaie de les chasser, on se met en lutte avec ce qui est et donc avec l’instant présent. Il ne s’agit pas de se mettre en lutte, mais de devenir présent. Or la présence, dans la perception, se découvre grâce à la juste distance. Et la juste distance se trouve par l’intégration du tout : regarder la goutte et sans la perdre de vue, le curé. Vous regardez les deux en même temps sans balancer de l’une à l’autre. Vous regardez comme s’il allait se passer quelque chose et en même temps vous percevez qu’il ne se passe rien de plus. Vous pouvez également inverser l’exercice et regarder l’ensemble du curé, sans perdre la goutte de vue. En tout cas, il s’agit de ne pas passer d’un élément à l’autre, mais de tout accueillir avec la même attention. Et cette attention portée de cette façon permet d’expérimenter le juste recul par rapport aux perceptions. Elle permet de découvrir en soi la profondeur qui observe et, dans la même mesure, la profondeur du phénomène observé.
Guillaume Lemonde
Ce texte est extrait du livre LA PART ÉTERNELLE, en cours de rédaction. Je serai heureux de le partager avec vous.
Je suis également heureux de partager chaque mois un Cahier de la démarche Saluto. Il y en a déjà 4 de disponibles.
Vous les trouverez en suivant ce lien
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
2 Commentaires
EXCELLENT!
Encore une page de vie vécue : magnifique !