E. CHOUARD : INSTITUER NOUS-MÊMES LA PUISSANCE POLITIQUE QUI NOUS MANQUE
- Posté par Romain Wargnier
- Catégories Actualité, Droit et société, Présence et attention
- Date 18 septembre 2020
Etienne Chouard – INSTITUER NOUS-MÊMES LA PUISSANCE POLITIQUE QUI NOUS MANQUE
Vous allez lire un article de Romain Wargnier, invité sur le site Saluto.
Romain est formé à la démarche Saluto. Il est pédagogue. Il contribue désormais par ses recherches au développement de la Saluto-pédagogie. Il nous propose ici un article dans un tout autre domaine. C’est un article engagé mettant en évidence une des quatre ressources fondamentales à la présence.
Pour lire plus au sujet de ces quatre ressources, suivre ce lien.
La ressource dont il va être question ici, est l’attention avec laquelle on avance pas à pas, avec une tâche que l’on s’est donné dans le monde. Cette attention est celle qui permet de ne pas se projeter soi-même dans le résultat escompté.
Ce qui importe, c’est ce qui est à faire maintenant, pas les résultats espérés de ce que l’on fait maintenant. Le projet est déjà complet dans le pas que l’on pose. On ne fait que dégager le chemin pour qu’il advienne quand ce sera le moment.
Cette attention, cette présence au pas à pas est essentielle. Sans elle, on se projette dans le résultat que l’on veut concrétiser, forçant le passage et rencontrant de ce fait, des obstacles innombrables. Et comme, en se projetant, on s’identifie au résultat souhaité, c’est bientôt pour son intérêt personnel que l’on agit plutôt que pour le bien commun. On parlera de victoire ou d’échec (alors qu’il n’y a pas de victoire ou d’échec quand on reste bien présent au processus en marche que l’on accompagne).
Le domaine politique, étant un domaine dans lequel on avance avec des tâches que l’on se donne de réaliser dans le monde, cette ressource du « pas à pas » est centrale pour lui.
Je vous laisse avec Romain et vous souhaite bonne lecture.
Guillaume Lemonde
***
Instituer nous-mêmes la puissance politique qui nous manque
Tel est le sous-titre de l’ouvrage d’Etienne Chouard paru en 2019, Notre cause commune.
Peut-être avez-vous déjà entendu parler du personnage :
Étienne Chouard est un professeur de droit et d’économie, blogeur et militant politique en dehors de tout parti et de toute tendance. Depuis 2005 et son « Non » médiatisé au référendum sur la Constitution européenne, il œuvre à une autre organisation politique de la société et à une nouvelle Constitution écrite par tous et pour tous, à travers l’organisation d’ateliers constituants. Voici les références de son blog, que je vous encourage à découvrir.
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/index.php
Je le remercie chaleureusement pour ses apports, que je considère comme fondamentaux pour le moment de société que nous sommes en train de vivre. J’aimerais ici tenter de les éclairer, voire de les compléter, à l’aide de la démarche Saluto.
Voici, résumé, le chemin de pensée que suit Etienne Chouard :
« Ma méthode pour chercher est celle d’Hippocrate, peut-être la meilleure idée du monde:-) Ce médecin disait : cherchez la cause des causes. » Il entreprend alors de rechercher quelle serait la cause des causes qui serait à la racine de tous les maux de notre société. Après avoir listé plusieurs de ces maux (trahison des politiciens, corruption, catastrophes écologiques, injustices sociales, guerres…) voici ce qu’il dit : «la question que je me pose, c’est qu’est-ce qui rend possible toutes ses horreurs ? » la réponse arrive juste après : « c’est l’impuissance politique des gens biens, des gens normaux ».
Mais cette impuissance politique, la nôtre, doit-elle même avoir une cause en amont.
« Mais alors, cette impuissance populaire, d’où vient-elle, elle-même ? (je cherche toujours la cause de la cause). Elle ne tombe pas du ciel, notre impuissance : elles est programmée, dans un texte supérieur… un texte essentiel dont tout le monde se fout ! Et qui s’appelle la constitution. »
Et de continuer :
« C’est dans la constitution que les élus n’ont PAS de compte à rendre. C’est dans la constitution qu’ils ne sont PAS révocables à tout moment. C’est dans la constitution qu’on n’interdit PAS aux plus riches d’acheter les journaux du pays. C’est dans la constitution que le peuple est absent et n’a AUCUN pouvoir, etc. »
Fidèle à sa recherche de la cause qui précède, Etienne Chouard conclut son raisonnement par ceci : « qui donc a écrit ce texte ? Qu’est-ce qui fait que partout dans le monde, à toutes les époques, toutes les constitutions programment l’impuissance des peuples ? (…) C’est notre démission du processus constituant qui est la cause première des injustices sociales. »
En d’autres termes, comme il l’affirme plus loin, c’est parce que la société civile a laissé les détenteurs du pouvoir écrire eux-mêmes les règles du pouvoir, que nous en sommes là aujourd’hui.
« La voilà donc, la cause des causes (sur laquelle on devrait se réunir pour devenir forts) : ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir, il faut qu’on arrête de démissionner là-dessus. »
Son raisonnement est, il me semble, imparable du point de vue des causes passées, et historiquement fondé. Jamais, en tout cas en France, la société civile n’a écrit la constitution.
Chaque fois qu’une assemblée constituante s’est réunie, celle-ci a été dominée par des personnes, pourtant élues, dont une grande majorité n’était pas en mesure de partager et ressentir les aspirations populaires. Une des « causes en amont » de cet état de fait se trouve dans la nature même de l’élection (je ne développerai pas le thème de l’élection ici, mais cela pourrait faire l’objet d’un autre article).
Comprenez-moi bien, je ne parle pas d’un complot d’une caste de nantis parlant d’une seule voix contre la volonté populaire. Les notables au pouvoir, dans toutes les assemblées constituantes que la France a connu, n’ont jamais été un groupe homogène.
Néanmoins, de par la position sociale qui était la leur, de par leurs références culturelles, il leur était difficile de raisonner en dehors de certaines catégories. (difficile, mais toujours possible ! Certains y sont parvenus, malheureusement trop peu nombreux). La meilleure preuve de cela, c’est que la première assemblée constituante à avoir donné une constitution à la France, celle de 1791, a inscrit dans son texte le principe du suffrage censitaire indirect, permettant aux plus fortunés seulement de pouvoir voter ou d’être éligibles. (In fine, seuls 46 000 « grands électeurs » participaient à l’élection des députés à l’assemblée législative.)
J’aimerais à présent ajouter quelque chose, et résoudre une contradiction qu’Etienne Chouard lui-même, il me semble, ressent sans toutefois pouvoir la nommer.
Lorsque nous remontons, comme il le fait, dans le passé pour saisir les causes avant les causes, nous devons nécessairement nous référer à quelque chose qui a eu une existence, et qui le cas échéant, existe toujours. Les injustices sociales, les guerres, la corruption, sont des causes de cette nature, ce sont des causes avant les causes, des causes passées. De même, la constitution en tant que texte dont le peuple est absent, appartient au domaine des causes passées. Il en va également pour les êtres humains, qui depuis la révolution, ont entrepris la rédaction de nos constitutions successives.
Mais une des causes nommées par Etienne Chouard n’appartient pas à ce domaine. C’est ce qu’il appelle notre « impuissance politique ». On voit bien d’ailleurs, qu’il ne sait pas trop comment la situer, puisqu’il commence par affirmer qu’elle est la conséquence de la constitution, pour énoncer plus tard que c’est parce que nous n’avons pas conquis notre puissance politique, que d’autres l’ont fait à notre place. Il nomme donc une cause, la même, et la place chronologiquement tantôt avant, tantôt après l’écriture de la constitution.
Comment résoudre ce paradoxe ?
Simplement en considérant que ce qu’il nomme notre puissance politique, n’appartient pas à proprement parler au domaine des causes avant les causes. Elle ne fait pas partie de ce qui a eu une existence.
Jamais la puissance politique n’a encore été vécue par un nombre suffisant d’individus, ni avant la révolution (ça n’était pas le sujet), ni après. Cette puissance est une « compétence » qui est encore à venir, tant en 1789 qu’aujourd’hui.
Je pourrai le dire encore autrement. C’est parce que cette compétence, ou ressource, s’approche de nous depuis l’avenir, que la révolution française a eu lieu. Lors de la révolution, un changement fondamental s’est opéré. Comme le dit Marcel Gauchet, s’est produit à ce moment un revirement dans le principe de légitimité.
Celle-ci résidait auparavant dans le ciel, dans la personne du Roi, représentant de la volonté de Dieu. Pas question encore de puissance citoyenne. Lors du tournant révolutionnaire de 1789, celle-ci bascule d’un coup vers la base, lorsque l’assemblée du tiers-état déclare le 17 juin sous l’influence de l’Abbé Siéyès, qu’elle n’a besoin ni du clergé, ni de la noblesse pour agir légitimement, puisque représentant le tiers-état, donc plus de 95% de la population. Elle se proclame assemblée nationale. C’est ici que la légitimité royale cesse, et que s’y substitue le principe de légitimité par l’élection (au niveau national, car à l’échelon local les élections existaient déjà pour certaines fonctions sous l’ancien régime). Une ère nouvelle débute alors, dans laquelle la question de la puissance politique du peuple devient un enjeu capital.
Ainsi, c’est parce que nous, société civile, pouvons-nous éveiller à quelque chose qui nous manque encore et qui est une puissance politique, que s’est produite cette révolution, et que depuis plus de deux cents ans nous vivons des tensions si fortes entre représentants et représentés. Tous les événements douloureux que la société française, pour ne prendre qu’elle, vit depuis deux siècles, ne sont que l’ombre de cette possibilité d’éveil qui s’approche d’elle.
Mais cette puissance politique doit être bien comprise. Elle n’est pas une puissance de groupe. L’union ne fera pas la force.
C’est parce que nous nous sentons impuissants en tant qu’individus que nous éprouvons le besoin de nous unir pour défendre nos idées, manifester, et déclencher des révolutions. Mais que se passe-t-il chaque fois ? Le fruit de nos révolutions se gâte dans les jours ou mois qui suivent.
Je n’ai pas ici l’espace de développer, mais la prise du palais des Tuileries du 10 août 1792 mettant fin à la monarchie (insurrection populaire !) a fini dans une dictature d’assemblée (la convention nationale) et a conduit à la mort et pour longtemps, dès la fin de l’année 1794, les aspirations populaires. Les barricades de la révolution de 1830 n’étaient pas encore ôtées que déjà un nouveau roi montait sur le trône…et 1848 fut réprimée lors des journées de juin par les canons de la République, celle-là même que le peuple de Paris avait appelé de ses vœux en février.
Voilà pourquoi les révolutions, sans puissance politique individuelle, sont une impasse.
C’est à moi, à vous, de nous engager avec courage, jour après jour, dans la vie de la cité. Cet engagement quotidien demande de la persévérance, de la détermination, de l’endurance. Cette endurance ne nous conduira pas à vouloir nous grouper pour détruire les méchants qui nous volent le pouvoir.
Bien au contraire, le changement commence avec l’individu. Il suffit qu’un seul démarre, muni de cette ressource, pour que tout le changement que l’on souhaite voir advenir se trouve déjà là, dans les actes qu’il pose.
Lorsque nous nous engageons avec courage, l’univers répond, et viennent à nous les êtres qui portent un projet similaire. C’est à partir de la puissance individuelle que les groupes doivent à présent se constituer, alors que jusqu’à présent ils sont encore, dans une large majorité, formés à partir de l’impuissance.
Celui qui est doué de cette puissance, de cette ressource encore à venir, ne cherchera pas à détruire ce qui lui résiste.
C’est lorsque nous manquons de souffle, de courage, que nous voulons détruire l’obstacle, un peu comme un alpiniste à qui manquerait la persévérance de faire encore et encore des détours pour arriver au sommet convoité, s’acharnerait à vouloir dynamiter le rocher qui devant lui l’empêche d’y parvenir en ligne droite.
Celui qui est « puissant » au sens où je l’entends ici, saura que l’obstacle fait tout autant partie du paysage que le sommet lui-même, et il trouvera la force de faire tous les détours nécessaires, en renonçant tout d’abord à vouloir atteindre son but le plus vite possible.
Il se concentrera sur le prochain pas à faire, en oubliant tout le reste.
Etienne Chouard est selon moi de ces hommes là. Peu à peu, son courage amène vers lui des êtres qui désirent, eux-aussi, la rédaction d’une constitution citoyenne. Peut-être, lorsque le temps sera venu, y aura-t-il suffisamment d’hommes et de femmes pour s’atteler à cette tâche.
Et si cela n’arrive jamais, au fond peu importe, car la puissance politique que les citoyens conquièrent peu à peu produira forcément des fruits, même si nous ne pouvons aujourd’hui nous représenter lesquels.
Pour ma part je suis d’accord avec Chouard, la rédaction d’une constitution par la société civile elle-même est à mon sens fondamentale et sera un jour peut-être un des biens les plus précieux de notre nation Mais je sais, et je crois que lui-aussi, que cela ne se fera qu’à partir de cette ressource d’avenir.
Et si d’aventure, cette constitution finit par voir le jour, elle ne jouera son rôle protecteur qu’aussi longtemps que notre puissance politique sera expérience individuelle vécue. Dès que ça ne sera plus le cas, elle sera démantelée.
Romain Wargnier
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