LA FACULTÉ DE JUGEMENT ET L’ADOLESCENCE
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Pédagogie
- Date 10 juin 2022
LA FACULTÉ DE JUGEMENT ET L’ADOLESCENCE
La faculté de jugement est une part essentielle de notre psychisme : sans elle, nous ne pourrions pas décider de la façon dont nous associons entre elles les représentations que nous avons du monde…
Par exemple, si nous voyions un chat et que ce chat est roux, borgne et gros (ça arrive…), notre faculté de jugement est ce qui nous permet d’associer le chat à ses caractéristiques. On aboutira à trois représentations possibles de ce chat :
« Le chat roux ». Nous distinguons le chat roux des autres chats qui ne le sont pas.
« Le chat borgne ». Nous le distinguons de ceux qui ont leurs deux yeux.
« Le gros chat ». Nous le distinguons de ceux qui ne sont pas gros.
Sans notre faculté de jugement nous ne pourrions pas distinguer ce qui nous entoure. Nous ne pourrions pas différencier les éléments du monde et les séparer les uns des autres.
En somme, la faculté de jugement est un principe qui permet de séparer les éléments du monde. C’est un principe de séparation, sans lequel nous ne pourrions pas nommer les choses.
Or, c’est avec ce principe psychique que les adolescents ont à s’expliquer. Ils découvrent leur faculté de jugement et la subissent tout d’abord car ils s’identifient à elle. Ils découvrent cette faculté et se croient maître du jeu, tout en en souffrant d’ailleurs, car ils se jugent eux-mêmes et se séparent du monde (mettent à distance ce qu’ils connaissaient jusque-là) du fait même que la faculté de jugement est un principe de séparation.
Pour ne pas se vivre seul, ils vont alors chercher des semblables : des gens qui pensent et surtout qui jugent comme eux. Les bandes, les cliques, les gangs sont à cet âge essentiels. Les partis politiques, les obédiences religieuses, les grands combats…
Il y a une telle nécessité de trouver des gens avec qui ils puissent s’identifier, que cette période de la vie est la plus sensible aux messages forts et absolus de sectes (sectes : se séparer – il y a nous et il y a les autres qui n’ont rien compris).
Mais paradoxalement (quoiqu’en pense l’adolescent) la faculté de jugement ne se maîtrise pas en émettant des jugements toujours plus sûrs et définitifs.
La faculté de jugement étant précisément là pour séparer les éléments du monde, un point de vue qui se veut sûr et définitif conduit forcément à une séparation d’avec ce qui est. L’univers entier, plutôt qu’être rencontré, est raccourci à ce que notre point de vue permet d’en apercevoir. Au lieu de maîtriser la faculté de jugement, c’est elle qui nous maîtrise, car elle finit par nous aveugler (étudier à ce sujet les biais cognitifs).
En fait, la faculté de jugement se maîtrise en se dés-identifiant du point de vue que l’on a adopté…
Elle se maîtrise en apprenant à ne pas rester collé à un point de vue, en s’ouvrant à ce qui n’est pas pareil que soit, en s’ouvrant à l’altérité.
Telle est la grande difficulté de l’adolescence !
Or il est un moyen pédagogique essentiel qui permet cet apprentissage : c’est de penser le réel. Objectiver le réel. Le réel existe indépendamment de ce que l’on en pense. Indépendamment de ce à quoi on s’identifie. Il est indépendant de ce que l’on aimerait qui soit.
Les positionnements identificatoires propres à l’adolescence n’ont pas de place dans une pédagogie saine (les journée de sensibilisation aux minorités, par exemple…) Ni les jugement de valeur que l’on peut avoir sur le monde… Ils sont un fait de l’adolescence, mais pas un chemin possible pour libérer les adolescents du point de vue étroit qu’ils portent sur le monde. On ne sensibilisera pas les adolescents à l’altérité (c’est à dire à ce qui n’est pas comme soi) en donnant plus de place aux points de vue identificatoires de chacun. Jamais !
C’est exactement l’inverse que l’on atteindra ainsi.
Donner de la place au point de vue identificatoire de chacun, ne fait qu’occuper les adolescents avec leur faculté de jugement sans leur donner les moyens de s’en dés-identifier. Cela les conduit à séparer chacun de chacun. Chacun se retrouvant dans un petit groupe identificatoire toujours plus étroit et replié sur soi. C’est peut-être inconfortable à penser et politiquement très incorrect, mais il est temps d’arrêter les journées de sensibilisations aux identités minoritaires !!!
En revanche, s’en tenir à ce que l’on peut décrire ensemble quelque soit le système de valeur que l’on a mis en place, est précieux et essentiel. Décrire les faits. Non pas les faits en tant qu’ils illustrent ou alimentent le jugement moral que l’on porte sur le monde, mais les faits pour eux-mêmes. Comprendre par exemple une expérience de chimie ; s’exercer à une démonstration mathématique ; se pencher sur les mécanismes économiques et comprendre les facteurs conduisant à l’inflation, à la récession ; comprendre comment on fabrique du papier, de la peinture à partir de pigments, d’œufs et de gomme arabique et passer à l’ouvrage ; apprendre une langue étrangère et la pratiquer ; comprendre les mouvements des planètes du système solaire ou les mouvements caloriques qui alimentent le Gulf-stream ; apprendre à manier un outil ou une machine, progresser avec eux pour réaliser un projet, etc. Bref, se confronter au réel !
Les faits historiques demandent également beaucoup de présence de la part du professeur, car le risque est grand de lire l’histoire à l’once de son propre point de vue… Il est donc important d’âtre attentif à mettre différents point de vue en perspective sans que les élèves de la classe ne puissent jamais deviner si l’un d’eux à les faveurs du professeur. En fait le professeur devrait pouvoir éduquer sa faculté de jugement au point qu’il n’ait plus à s’identifier à un point de vue sur la chose.
C’est par cette pédagogie que l’adolescent apprend à maîtriser son jugement sans s’identifier à lui. C’est ainsi qu’il devient libre dans sa pensée, libre de progresser dans ses apprentissage, ouvert au monde. C’est en passant par la compréhension du réel et en se frottant au réel que l’adolescent devient apte à ne pas coller à un seul point de vue et disponible pour s’ouvrir à l’altérité.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.