SI LA MORT ÉTAIT LE BOUT DU CHEMIN…
SI LA MORT ÉTAIT LE BOUT DU CHEMIN
SI LA MORT ÉTAIT LE BOUT DU CHEMIN, telle une sorte de cul-de-sac, elle s’expliquerait par les choix d’embranchements qui auraient été fait jusqu’à elle. C’est là le point de vue de la médecine, qui conçoit la fin du parcourt comme le résultat des dérèglements survenus pendant le trajet. Le bout du chemin peut être atteint beaucoup plus vite quand on malmène son corps. La machine finit par se gripper et l’on décède.
La médecine explique la mort depuis le passé. Elle la voit comme la conséquence de causes antérieures, ne serait-ce que d’être né. Elle considère la biologie et ses cycles, l’hérédité, mais aussi les facteurs environnementaux. En adoptant un tel point de vue, elle observe la succession des générations, dont les éléments tombent les uns après les autres et sont remplacés par les suivants. Elle voit la vie se prolonger à travers les générations futures. Elle voit celui qui meurt comme une victime de sa condition.
La médecine abaisse la mort au niveau biologique. Elle en fait une sorte de défection de la mécanique organique. Si le matériel était de meilleure qualité, elle ne surviendrait pas. Il n’y aurait pas d’obsolescence. De ce point de vue, il est compréhensible que des chercheurs espèrent un jour remédier à ces défaillances et prévoir toutes les pannes possibles, afin d’abolir la mort.
Ce point de vue est contextuel. Quelque chose dans le contexte provoque la mort.
Cependant, si l’on change de point de vue et que l’on perçoit la mort non pas comme le bout du chemin vers lequel on va, mais comme venant à nous, cela change tout. La mort n’est alors pas le résultat du passé, mais un courant qui traverse chaque moment de notre vie et que l’on remonte depuis la naissance. Comme les saumons qui remontent la rivière jusqu’à la source où ils sont nés. La mort est la source qui est placée devant nous et vers laquelle nous nous rendons. Elle vient à notre rencontre et nous ne savons pas à quel détour nous la trouverons.
Elle est imprévisible, parce que l’avenir est imprévisible par nature. Nous ne pouvons prévoir que les effets des causes que nous avons identifiées, donc de ce qui s’est passé avant. Nous ne pouvons prévoir que ce que nous appelons le futur, une simple projection du passé. Mais l’avenir, celui qui littéralement advient, qui vient à nous, apporte son lot d’imprévus et réduit nos prédictions à de rudimentaires probabilités. Nul ne connait ni la date, ni l’heure.
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ALBERT ME REVIENT EN MÉMOIRE.
Il avait un cancer du pancréas. Il était jaune comme un coing, très amaigri. Je lui rendais visite après mes consultations. Il m’apprit qu’il avait cessé de manger et que désormais la mort pouvait venir. Il l’attendait.
– Dans combien de temps sera-t-elle là ? me demanda-t-il un soir.
– Je l’ignore.
– …
– …
– Alors c’est bien ! Je crois que si je savais exactement le moment, je ne serais pas au rendez-vous.
– ?
– Je penserais trop à cette date et j’oublierais de vivre ce que j’ai à vivre jusque-là. Ma femme et moi parlons à cœur ouvert comme jamais. J’ai retrouvé mes enfants. Ce n’est pas que je les avais perdus… Moi, je m’étais perdu et je ne les comprenais plus.
– Donc si vous connaissiez exactement le moment… ? répétais-je, curieux d’entendre Albert aller au bout de ce qu’il essayait d’exprimer.
– Je ne serais pas présent à ceux que j’aime. J’aurais loupé ma mort.
Guillaume Lemonde