DE PTOLÉMÉE À COPERNIC
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Histoire, Temporalité
- Date 26 avril 2024
Est-ce la Terre qui tourne autour du Soleil ou l’inverse ?
Cette semaine je me suis penché sur ces deux points de vue et ai ce texte à vous proposer :
DE PTOLÉMÉE À COPERNIC
En physique, un référentiel est défini à l’aide d’un système de coordonnées lié à un observateur réel ou imaginaire, c’est-à-dire immobile par rapport à lui. Si nous plaçons un observateur du mouvement des astres sur la Terre, comme dans le système de Ptolémée (1), c’est le Soleil, toutes les planètes, et même l’ensemble des constellations que nous voyons tourner autour d’elle. Et comme les astres ont leur course centrée sur la Terre, ils semblent entretenir une relation intime avec elle. Autrement dit, dans une perspective géocentrique, ce qui est au-delà de nous nous apparaît comme un tout organisé qui agit sur nous. C’est de là que vient le mot Univers : uni- signifiant « un », « tout » et versus signifiant « qui tourne ». L’univers est « tout ce qui tourne autour de nous ».
Comme l’Univers est organisé, son influence ne peut être qu’harmonieuse et nous guide vers une cohérence supérieure. De ce fait, cet au-delà dans l’espace est associé à un au-delà dans le temps : autrement dit, nous sommes appelées à répondre à une destination supérieure qui soit en harmonie avec l’Univers. La promesse d’un paradis nous demande dès aujourd’hui de nous y conformer. Ainsi, quelque chose de plus grand guide chacun de nous à notre insu et ce qui arrive, arrive toujours pour une bonne raison, même si les voies par lesquelles nous sommes guidés depuis l’avenir restent impénétrables.
Lorsqu’au XVIe siècle Nicolas Copernic (2) décide de placer son observateur du mouvement des astres sur le Soleil (3), il démontre en changeant de référentiel que c’est la Terre qui gravite autour de lui. Les autres planètes, qui jusque-là étaient tournées vers nous, en font autant. Cette nouvelle perspective est une révolution. Elle remet en cause l’ordre du monde et signe un nouvel état de conscience : avec Ptolémée, nous étions entourés et guidés. À présent, nous ne sommes le centre d’aucune attention supérieure. La Terre devient un corps céleste comme un autre. L’Univers n’est plus une unité qu’il est possible de se représenter en diverses qualités agissant depuis la périphérie par couches successives, mais une somme infinie de sytèmes évoluant chacun de son côté. Tout se passe comme si le Un avait été jusque-là le plus grand des chiffres d’où viennent tous les autres, qui n’en sont qu’une division – comme les nombreuses parts d’un gâteau par rapport au gâteau entier – et qu’à présent, le plus grand se trouve « au bout » d’une somme sans fin. Cela nous amène à réfléchir à propos de la limite de l’Univers et ce renversement ouvre les mathématiques d’une manière nouvelle à la notion d’infini qui devient fondamentale au XVIIe siècle, notamment à partir du développement du calcul infinitésimal par Fermat, Leibniz et Newton.
« La substitution d’un univers infini et homogène au cosmos fini et hiérarchiquement ordonné de la pensée antique et médiévale implique et nécessite la refonte des principes premiers de la raison philosophique et scientifique ». (4)
En abandonnant le point de vue géocentrique, plus rien ne nous guide depuis un au-delà dans l’espace et dans le temps. L’avenir, en tant que réalité agissant sur ce qui se passe maintenant, disparaît, et avec lui, la pensée que les choses et les êtres de ce monde aient une destination.
C’est ce que Descartes (5), l’un des fondateurs de la philosophie moderne, affirme en rejetant la croyance en une action supérieure qui depuis l’avenir nous guide. Il décide d’écarter méthodiquement cette cause finale (Aristote) qui n’est qu’affaire de foi et de s’en tenir à un raisonnement déductif rigoureux. En supprimant la cause finale et donc l’avenir, ne reste que l’influence du passé qui se déploie à travers des enchaînements de causes et d’effets. Le fonctionnement des choses devient plus important que leur destination. Bien sûr, certains protestent encore, comme le cardinal Barono (6) par exemple qui écrit à la fin du 16ème siècle : “Le Saint-Esprit cherche à nous apprendre comment aller au Ciel, pas comment le Ciel fonctionne” (7). Mais c’est justement cet ordre des choses qui est mis en cause par la révolution copernicienne.
En changeant de référentiel, Copernic inaugure un monde dans lequel nous sommes seuls. Il n’y a rien au-dessus de nous qui puisse nous aider, ni rien dans l’avenir à espérer. Le Bien qui jusque-là se trouvait dans un au-delà, un paradis qui nous demandait de nous préparer, est désormais à chercher autrement : nous ne sommes plus le jouet de forces supérieures qui nous guident ou nous tentent, mais responsables de trouver nous-même ce qui est cohérent ou ne l’est pas. Le Bien devient une question de cohérence avec les lois du monde, lois qu’il s’agit de trouver dans la compréhension de son fonctionnement. De ce point de vue, si nous parvenons à connaître les lois, nous sommes libres. La raison devient première. Exit la foi.
Désormais, nous devons envisager une nouvelle révolution. Celle de Copernic nous a renvoyé à nous-même en nous isolant du tout. Et en plaçant son observateur sur le Soleil, il nous a permis de nous observer de l’extérieur. D’ailleurs, lorsque nous nous représentons le Soleil tourner autour de la Terre, où sommes-nous ? Sur la Terre ! Lorsque nous nous représentons la Terre tourner autour du Soleil, nous nous trouvons quelque part dans l’espace. Nous regardons le monde de l’extérieur, comme nous le faisons aujourd’hui dans toute démarche scientifique expérimentale.
Regarder le monde de l’extérieur signifie, pour la science expérimentale, être neutre, entendu que neutre veut dire sans histoire, sans passé. Pour étudier ce qui vient du passé, c’est-à-dire les lois que l’on trouve dans la mécanique du monde, il faut éviter d’interférer avec lui : laisser de côté notre propre passé, c’est-à-dire notre personnalité. Bref, nous sommes tenus d’observer le monde de l’extérieur, et cela nous a permis de rencontrer la matière.
Mais à force, nous finissons par nous prendre nous-même pour une mécanique. Si nous arrivons aujourd’hui à une époque où même la pensée peut être remplacée par des machines, c’est du fait de ce qui s’est joué à l’époque de la révolution copernicienne. Ce qui s’est joué, c’est l’occultation de ce qui vient de l’avenir. Or, sans avenir, jamais rien de nouveau ne peut advenir, rien d’original. Les êtres humains, en ce qu’ils sont uniques, ne sont pas perçus. Nous ne percevons que leur complexité matérielle, pas leur unité essentielle. Sans avenir, ne reste que le déterminisme des lois qui de causes en effets s’exercent dans le monde. Ne reste que la mécanique.
Alors, une nouvelle révolution est nécessaire.
Il est nécessaire de redonner à l’avenir sa place. Face au influences du passé que l’on étudie avec la science, l’avenir qui jusque-là était une question de foi doit impérativement être réintégré dans nos pratiques. Sans rejeter Copernic tellement essentiel à la compréhension du monde et à l’éveil de notre responsabilité, il est nécessaire de retrouver le point de vue de Ptolémée d’une manière nouvelle. Il est nécessaire de réussir à nous tenir entre ces deux points de vue, dans l’intervalle qu’ils forment. Nous tenir avec la démarche de connaissance d’un côté et, en même temps, avec ce qui était autrefois combattu par Descartes et qui s’est vu opposée à la connaissance : la foi. Mais nous avons à la comprendre d’une manière nouvelle et à l’intégrer dans notre démarche de connaissance.
Souvenons-nous que la conscience du courant de l’avenir va de paire avec la perception d’un univers ordonné et cohérent. Ainsi, demandons-nous si nous pouvons, dans une démarche de connaissance, embrasser un phénomène sans le réduire à la somme de ses parties. C’est-à-dire rester en silence avec un petit univers, avec tous les détails perçus par l’analyse scientifique, sans passer de l’un à l’autre, les garder ensemble en conscience. Cela nécessite bien sûr de l’attention. Cela demande de soutenir le vide d’une incompréhension sans d’abord chercher de réponse. Cette activité est ce qui autrefois était nommé la foi.
Nous avons fait des mystères de la foi « un objet d’affirmation ou de négation », nous dit Simone Weil dans L’enracinement, alors qu’ils devraient être un objet de contemplation.
Lorsque l’on contemple, c’est par l’attention que l’on offre à tout un phénomène qu’il révèle son mystère. La réponse que l’on ne cherche pas, tout en gardant vive la question, se donne dans l’attention que l’on offre aux faits. Cela suppose évidemment que l’on accepte la possibilité que la vérité ne soit pas une production humaine mais un aspect de la réalité que l’on rencontre. Cela suppose donc de rencontrer la réalité et non de réfléchir à des modèles statistiques. Mais pour rencontrer la réalité, il est essentiel de ne pas se mettre soi-même de côté. Il est essentiel de ne pas s’en tenir à n’observer que depuis l’extérieur.
Les chercheurs à qui l’on demande de l’objectivité, ne rencontrent pas les faits, puisqu’ils les étudient sans y mettre rien d’eux-mêmes. Ils n’ont donc pas à habiter leur subjectivité de l’attention nécessaire à la contemplation. De ce fait, la réalité ne s’offre pas dans sa vérité, mais à travers une théorie que l’on qualifie de « vérité du moment » ; une vérité relative et donc, du point de vue de la réalité, une demi-vérité qui par nature est une erreur.
Une loi du monde réellement rencontrée ne peut être que vraie. Le théorème de Pythagore est vrai. Le principe d’Archimède dit que “tout corps plongé dans un liquide subit une poussée verticale vers le haut égale au poids du volume de liquide déplacé”, est vrai. Ces découvertes sont nées de la contemplation des phénomènes.
Avoir la foi, ce n’est pas se plier au registre des commandements d’un pape obscur, mais développer l’attention nécessaire pour embrasser le monde dans sa réalité bien plus profonde que la somme de ses parties.
L’avenir est en effet toujours plus grand que tout ce que l’on peut prévoir et connaitre. Il est inédit et original et ne se laisse pas réduire à un système ou un modèle.
C’est pourquoi la nouvelle révolution suivant celle de Copernic nous demande de nous rendre disponible pour nous tenir dans un paradoxe : garder avec soi l’évidence que la Terre tourne autour du Soleil et nous souvenir tout à la fois que le Soleil tourne autour de la Terre.
Allez savoir, dans l’intervalle, nous découvrirons peut-être que le point de vue que l’on avait en plaçant un observateur sur le Soleil est désormais descendu sur la Terre.
Bien à vous
Guillaume Lemonde
Notes :
(1) Ptolémée, né vers 100 et mort vers 168 à Canope. Astronome, astrologue, mathématicien et géographe grec qui vécut à Alexandrie (Égypte).
(2) Nicolas Copernic, astronome polonais ou allemand, également chanoine, médecin et mathématicien, né le 19 février 1473, et mort le 24 mai 1543 en Prusse royale (royaume de Pologne.).
(3) Nicolas Copernic, DE REVOLUTIONIBUS ORBIUM CŒLESTIUM, 1543.
(4) Alexandre Koyré, ÉTUDES D’HISTOIRE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE, Gallimard, coll. « Tel », 1985.
(5) René Descartes est un mathématicien, physicien et philosophe français, né le 31 mars 1596 à La Haye-en-Tourainen et mort le 11 février 1650 à Stockholm.
(6) Cesare Baronio, né le 31 octobre 1538 à Sora, dans le Latium, en Italie, et mort le 30 juin 1607 à Rome. Prêtre italien de l’Oratoire. Historien ecclésiastique de renom.
(7) cité par Virginie Girod, dans son émission Au coeur de l’Histoire sur Europe 1, COPERNIC ET GALILÉE : DEUX SCIENTIFIQUES RÉVOLUTIONNAIRES FACE À L’ÉGLISE, 3-3-2020.
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.