LES VOYAGEURS DE LA STEPPE
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Temporalité
- Date 19 avril 2024
Le temps, tel un fleuve puissant, semble s’écouler depuis sa source lointaine vers un futur que tantôt nous espérons et tantôt nous redoutons. D’hier, nous conservons le souvenir. Nous savons qu’hier à jamais reste ce qu’il est et ne bougera plus. Telle une steppe que nous aurions parcourue, le passé s’étend derrière nous, bien plus large que ce que nous avons pu en percevoir nous-même. Mais comme d’autres que nous sont du même voyage, ils peuvent nous renseigner. En revanche, ce qui se trouve devant est inconnu. Nous n’avons d’autre moyen pour nous en faire une idée, que de nous référer à ce que nous savons déjà.
Si la steppe est le seul paysage que nous connaissons, alors, c’est la même steppe que nous prévoyons de rencontrer derrière l’horizon. Nos pronostics, nos statistiques, nos calculs, et même nos craintes et nos espoirs les plus extravagants, ne peuvent pas être en dehors de ce que nous pouvons nous représenter, et ce que nous pouvons nous représenter dépend de ce que nous avons rencontré jusque-là, c’est-à-dire du passé.(1)
En bref, ce que nous appelons le futur, c’est du passé projeté vers l’après-maintenant. D’ailleurs, le mot futur est emprunté au Latin classique, futurus, participe futur du verbe esse, être. Or, le participe futur désigne justement ce à quoi il est possible de s’attendre, l’intention que nous avons et la destination envisagée. Le futur, c’est « ce qui sera » et plus exactement « ce que nous pouvons prévoir qui sera ».
La réalité, probablement, contredira ce que nous prévoyons, car le futur n’est qu’une projection. Par exemple, nous pouvons prévoir que nous rencontrerons dans cette grande steppe un cours d’eau à un moment ou à un autre, parce que nous avons déjà vu des rivières. Mais comment sera cette rivière ? Seul l’avenir pourra nous le dire. De même, nous pouvons prévoir que notre chemin durera un certain nombre d’années. Mais en réalité nous n’avons aucune idée du réel nombre d’années, ni comment ce sera à la fin. Nous savons juste que pour nous, la steppe est limitée. La durée qu’il nous reste pour la parcourir se raccourcit chaque jour. C’est pourquoi nous avons l’impression qu’un sablier se vide et que nous progressons dans le temps qui avance. Et moins il reste de temps et plus il semble s’écouler rapidement. En somme, c’est parce que notre vie est bornée que le temps est orienté et qu’il semble fuir sans retour. (2)
Mais ces considérations au sujet du temps, dépendent avant tout du référentiel que nous choisissons pour décrire notre trajectoire. Lorsque nous choisissons un point situé quelque part devant nous, ou derrière dans le passé, par exemple ce moment très beau d’un matin près du puits ou le feu de camp que nous allumerons ce soir, c’est à la steppe tout entière que nous nous référons. Elle est le référentiel de notre trajectoire : nous nous voyons en mouvement dans cette grande étendue. Nous nous projetons en elle.
Mais que se passe-t-il si, tout en avançant, nous choisissons d’observer comment la steppe elle-même est en mouvement vers nous. Que se passe-t-il lorsque nous devenons attentif d’observer, tandis que nous marchons, que ce n’est pas nous qui nous avançons en elle, mais elle qui vient à notre rencontre, glisse sous nos pieds et se dépose derrière ?
Lorsque nous prenons conscience que les cours d’eau que nous rencontrons s’approchent de nous bien plus que nous n’allons vers eux, loin de chercher notre position sur la grande carte du monde, nous nous percevons soudain de l’intérieur en train d’accueillir le monde lui-même. En ce moment-là, c’est nous qui sommes le référentiel de la trajectoire : tout se met en mouvement autour de nous et nous découvrons que le courant du temps s’inverse. Plutôt que de nous entraîner dans sa fuite, il circule dans l’autre sens : il fait advenir des mondes.
Tandis que le futur représente tout ce que nous pouvons prévoir, l’avenir advient. Il est imprévisible. Il se rencontre au présent de notre marche, en cet instant qui était, qui est et qui sera à tout moment le présent, lorsque nous nous ouvrons à une temporalité s’écoulant dans l’autre sens.
Ce retournement engage notre responsabilité : car notre aptitude à accueillir ce qui advient et à en répondre, importe alors bien plus que l’exploration du chemin qui nous a conduit là où nous sommes. Du reste, nous nous rendons compte que ce n’est pas le chemin et les circonstances qui nous ont conduit quelque part, mais que c’est nous qui faisons le chemin et inclinons sa trajectoire à la mesure de ce que nous pouvons accueillir.
Autrement dit, nous découvrons que nous sommes responsable de soigner le talent de nous ouvrir à ce qui se présente. Et comme ce qui se présente se dépose derrière nous dans le passé, nous nous découvrons également à l’origine de notre passé. Nous comprenons que c’est notre aptitude à être présent à ce qui nous entoure qui a rendu nécessaire tout notre parcours, ses obstacles et ses détours. En cet instant, nous pouvons dire que nous avions à passer par là, même si à l’époque cela ne nous plaisait pas. Mais nous pouvons le dire parce que nous sommes en cet instant au présent de ce qui se passe. Nous pouvons le dire, car en cet instant, nous sommes le référentiel de notre trajectoire et que nous devenons responsable de notre passé. Nous habitons notre passé. Nous ajoutons de notre présence à ce qui dans notre passé jusque-là nous déterminait.
Bien à vous
Guillaume Lemonde
(1) Guillaume Lemonde, LE CERCLE FONCTIONNEL PSYCHIQUE, Cahier de la démarche Saluto, Collection relation thérapeutique, 2023/12, N°1
(2) Virgile, LES GÉORGIQUES (livre III, vers 284) : « Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore », ce qui signifie : « Mais en attendant, il fuit : le temps fuit sans retour, tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail. »
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Bonne lecture !
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
1 commentaire
Debout devant l aube, nous voyons le jour venir à nous tandis que nous glissons vers le soleil…