RENONCER À VOIR LE MONDE CHANGER
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Chroniques Contemporaines et Pensées, Démarche Saluto, Droit et société
- Date 25 février 2022
Renoncer à voir changer le monde !
Du petit observatoire social que m’offre mon cabinet médical, j’entends mes contemporains déplorer
- la déliquescence morale de notre société,
- la corruption toujours plus manifeste des systèmes financiers,
- la dégradation de l’environnement,
- le racornissement des liens sociaux, repliés sur des quant à soi identitaires,
- la décadence de la culture générale…
Toutes sortes de griefs sont retenus contre notre époque. Rien ne va plus ! Tout fout l’camp ! D’ailleurs, mon grand-père, né il y a plus de 100 ans, le disait déjà.
Face à ce que nous pouvons percevoir de cette évolution, certains se désespèrent. D’autres, avec plus ou moins de conviction, veulent croire que cela ira mieux un jour ; que les consciences s’éveilleront, que l’harmonie vaincra. Dans ce monde d’après toutes les crises, reverdiront les prairies. On pourra y vivre en paix, ensemble et même en bonne intelligence avec tous les animaux de la création.
Dans ce monde à venir, il n’y aurait plus de guerres, plus de religions donnant prétexte à se combattre, plus de convoitise, un peu comme dans la chanson IMAGINE de John Lennon. Un paradis sur la Terre, un âge nouveau pour lequel on pourrait d’ores et déjà œuvrer à travers la réalisation de petites communautés préservées de la noirceur du monde. Refaire en petit ce que l’on ne peut pas encore faire en grand. D’ailleurs, on m’a affirmé que la Terre aurait déjà changé de vibration. On me parle d’une nouvelle ère. Cela rappelle les pages de l’Ancien Testament décrivant ces terres fertiles où coulent à profusion le lait et le miel.
Bref, notre époque n’est pas belle, pas bonne, pas juste, me disent beaucoup de mes contemporains. On ne veut pas de ce monde-là ! C’est une plainte diffusément partagée par beaucoup, et à chaque fois pour des raisons différentes.
Mais voilà, de mon petit observatoire, je m’interroge.
Que se trouve au bout de ces espoirs d’harmonie et de paix ? À quoi nous mènent ces espoirs d’avenir meilleur ? Et où prennent-ils racines ?
Quand j’entends ces témoignages, j’ai l’impression d’être projeté ailleurs. Ailleurs dans le temps, où c’est forcément mieux que maintenant. C’est comme un voyage dans le temps qui m’est proposé. Et ce voyage, je l’avoue volontiers, est assez agréable. La représentation d’un monde où il n’y aurait pas de guerre et où les ours blancs ne mourraient pas de la fonte des glaces, qui peut ne pas l’aimer ?
Alors j’écoute encore et offre toute mon attention à ces personnes qui se livrent à moi en confiance. J’écoute leurs espoirs, leurs désarrois, leurs efforts, leurs difficultés, leurs talents, leurs enjeux. Je les écoute, en chemin dans la vie. À ma mesure, en écoutant, j’essaie, de façon à pouvoir offrir un point stable dans cette consultation, de rester présent là où ils m’invitent à les suivre dans un futur meilleur. J’essaie de les percevoir dans ce futur, en restant au présent, puisque c’est au présent que l’on peut faire quelque chose, si quelque chose est à faire. Dans le futur on ne peut que projeter des souhaits, des espoirs, des horizons plus grands. Mais c’est au présent que l’on avance, pas à pas, avec ces souhaits, ces espoirs et ces horizons.
Cependant, comment peut-on rester au présent si on ne l’aime pas ? Comment rester au présent, là où tout se joue, si on ne veut pas de cette époque que l’on ne trouve ni belle, ni bonne, ni juste ?
Je sais bien qu’il me sera peut-être dit qu’aimer une époque pareille n’est pas possible sans fermer les yeux et s’anesthésier. On m’a d’ailleurs expliqué que ce sont les gens éveillés qui savent que rien ne va plus, tandis ceux qui dorment encore ne protestent pas.
Pourtant aimer notre époque ne veut pas dire être d’accord avec ce qui se passe, ni même l’apprécier. Aimer, c’est être avec ce qui est, complètement, sans préférer autre chose à ce qui est. C’est renoncer à laisser un espoir se glisser entre soi et ce que l’on vit. Renoncer au filtre de ses espoirs. L’espoir nous projette ailleurs. L’amour nous installe ici, riche de projets sans doute, mais que l’on regarde à partir de là où l’on se trouve et non en se projetant avec eux ailleurs qu’ici.
L’amour est engagé. Il traverse le monde. Il ne le fuit pas pour un monde meilleur. Préférer la représentation que l’on se fait d’une époque à venir à ce que nous vivons, c’est passer à côté de l’amour. C’est haïr. Et si nous souffrons, c’est bien de cette haine tapie dans l’amour que nous croyons avoir pour ce que nous espérons. La haine se cache en plein dans les idéaux de paix et d’harmonie. C’est la haine de notre époque. La haine de ceux que l’on reconnait comme ne partageant pas ces mêmes idéaux.
Je réalisais tout récemment que la représentation que l’on peut se faire d’un monde harmonieux où tout va bien, va contre la vie : elle est saturée de nos préférences, de nos critères pour ce qui est harmonieux. Elle ne va pas sans supprimer ce qui dérange, supprimer les actions contraires à ce que l’on souhaite. Elle décide ce qui de la vie peut être gardé ou non.
Ce faisant, on se transforme en dictateur. Vous savez, ce petit dictateur qui juge ceux qui n’y comprennent rien, ceux qui restent endormis et que l’on voudrait secouer pour qu’enfin advienne un monde meilleur. Donc un petit dicteur qui sait mieux que les autres ce qui serait bon pour eux.
En relisant cette dernière phrase, je pense à nous tous qui croyons volontiers savoir ce qui serait bon pour notre prochain, tout comme ces hommes politiques pensent le savoir aussi : certains pestent contre les hommes politiques qui imposent des mesures, en croyant savoir ce qui est bon pour tout le monde – je me compte de ce nombre- et oublient par la même occasion d’observer qu’ils jugent eux-mêmes ceux qui ne pestent pas assez fort. Au mieux ils les tolèrent peut-être, mais la tolérance est une forme amoindrie de la haine.
Comme dit, « aimer ce qui se passe» ne signifie pas « être d’accord avec ce qui se passe». Juste renoncer à espérer que les actes que l’on pose auront un effet. C’est dans ce renoncement que l’on donne le meilleur de soi-même. On le donne entièrement pour ce qui est maintenant et non pour un résultat. On y découvre que l’on n’a pas à changer le monde dans lequel on se trouve, mais à lui offrir ce que l’on peut maintenant.
Nous n’avons pas à lutter pour la paix (ce qui constitue une forme d’oxymore), mais à être en paix. Or cette paix n’advient que lorsque nous parvenons, un instant, à être attentifs à ne pas nous projeter dans un espoir ; mais à rester ici, engagé pour le projet que l’on porte et qui est déjà entièrement dans le pas que l’on pose.
On n’a pas à rendre ou à espérer une société plus harmonieuse, mais à découvrir que ce qui est, est comme cela doit être. Comment pourrions-nous sinon nous appuyer sur le réel afin qu’advienne ce que l’on a à offrir ?
En somme, rien ne changera jamais si, tout en voulant ardemment voir advenir le meilleur, on ne renonce pas d’abord à ce que change le monde…
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
5 Commentaires
Merci Guillaume pour ce très bel article, j’aime beaucoup cette clarification que tu fais entre espoir demain et amour maintenant, en fait l’amour maintenant, c’est là que réside l’espoir.
C’est très beau ce que vous dites là, et arrive à point nommé : merci !
Magnifique texte ! MERCI
Je ressens profondément ce qui est écrit, et en pratique… Je fais tout le contraire, guidée par mes peurs, mes doutes et mon manque de confiance, je me transforme en “petit dictateur” ! Il est tellement vrai que le monde rêvé par John Lennon il y a déjà longtemps n’existera jamais tant que chacun essayera d’imposer SA propre façon de voir ce monde-là. Ou alors, peut-être qu’il existe déjà mais que nous refusons tout simplement de le voir (et par conséquent de le faire exister) ?!
merci de cette honnêteté…ne sommes nous pas beaucoup a etre des petits dictateurs.
Deja en etre conscient nous ferra avancer vers ce present “Amour”