COMMENT SE PRÉPARE-T-ON À MOURIR ?
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Chroniques Contemporaines et Pensées, Démarche Saluto, Le Je, Philosophie, Relation thérapeutique
- Date 31 mars 2023
COMMENT SE PRÉPARE-T-ON
À MOURIR ?
Comment se prépare-t-on à mourir ? Comment peut-on rencontrer ce qui ne se produit qu’une fois dans une vie et dont personne ne peut parler faute d’en être revenu ? Les livres, les écrits millénaires rassurent certains d’entre-nous. Ils assurent qu’il y a une suite à la vie, un au-delà. On peut mourir tranquille. Ils évoquent l’inconnu qui nous attend et peuvent faire autorité, pour peu que l’on soit prompt à croire en la légitimité de la source dont ils émanent. Pour d’autres, la mort est la fin de tout et l’on se rassure peut-être en imaginant que l’on survivra dans la mémoire des vivants et que les atomes de notre corps se recombineront dans d’autres êtres. Mais quoi qu’il en soit, un récit et des convictions ne remplacent l’expérience qui nous attend et c’est dans notre naïveté première que la mort nous prendra tous ; au sens ou la naïveté signifie littéralement que l’on sera avec la mort, comme un nouveau né, inexpérimenté. Ce sera pour nous la première fois, le premier rendez-vous. Pour peu que nous soyons conscients lorsque cela arrivera, cet événement sera le plus intime de notre vie, car il sera absolument impossible à partager avec ceux qui seront peut-être là. En cet instant, même si une main tient la nôtre, nous serons seuls au monde devant l’épreuve.
Ne s’agit-il pas de laisser tout ce que l’on connait ?
Les proches, les amis, les biens que l’on possédait… Le plus puissant des rois, entouré toute sa vie d’une coure bruyante est au même régime que le dernier des esclaves. Chacun est reçu par la mort, nu comme au premier jour. Cette évocation rappelle les danses macabres du Moyen-Âge qui emportent sans distinction le puissant et le faible, le riche et le pauvre. On ne peut s’accrocher à ses titres, à ses diplômes, à son argent. Ils auront peut-être impressionné les vivants alors que l’on vivait. Ils ne pèsent rien à présent. La mort nous renvoie à nous-même, dépouillé d’absolument tout. C’est à donner le vertige. Que reste-t-il au bout du compte ? Y-a-t-il seulement après soustraction de tout ce qui nous relie au monde une essence particulière dont on ne peut plus rien retrancher ? Quelque chose qui serait en quelque sorte unique au monde puisque ne possédant plus rien en soi de ce qui relie aux autres ? Si la mort accueille quelque chose de nous, ce ne peut être que cette part unique au monde. Mais elle nous est la plupart du temps inconnue, et c’est pourquoi la mort peut faire si peur. Elle nous fait peur à la mesure de cet inconnu que nous sommes pour nous-même.
Cela n’a l’air de rien, mais disons-le autrement : la mort s’adresse à ce que nous avons d’unique au monde, tandis que nous n’avons aucune idée de cette part de nous pourtant si essentielle.
Là où nous nous croyons uniques, nous pensons à une liste de caractéristiques générales qui ne disent rien de ce que nous sommes et qui ne franchiront pas la mort. Nos nom, prénom, date et lieu de naissance ? Ils sont écrits quelque part et seront oubliés. Que disent-ils de notre être ? Quand bien même vous étudieriez les traits psychologiques associés aux prénoms, vous n’obtiendriez qu’une ambiance pouvant concerner tous les porteurs de ce même prénom. Le patrimoine génétique ? Le thème astrologique ? Ils sont précis, mais ne disent rien de l’être non plus ; juste un contexte dans lequel l’intéressé agira d’une façon absolument imprévisible. En somme, ils ne sont que le costume du cadavre qui sera déposé dans la tombe.
Nos désirs les plus intimes et les valeurs censées nous définir n’ont rien d’original non plus. Là où nous croyons être quelqu’un de particulier, nous nous identifions en fait à une somme de généralités. Nous venons de tel pays ? La belle affaire. Nous avons telle profession ? Et alors ? Nous aimons la musique et la peinture à l’huile ? Ce qui est unique en nous n’est rien de tout cela. Car si cela était vraiment unique, ça ne pourrait pas être partagé et ne trouverait aucun écho chez personne. La mort ne s’adresse pas à notre état civil, à nos appartenances, à nos connaissances, à nos croyances ou à nos inclinaisons. Elle ne s’adresse pas à la personne que nous croyons être mais à l’inconnu que nous sommes pour nous-même. Alors comment rencontrer cet inconnu ? Comment le découvrir ? Car le découvrir, ce serait comme changer d’appui. Là où la personne que nous sommes s’inquiète, pour de juste, de disparaitre dans les limbes, quelque chose pourrait s’éveiller au point de rencontrer, à la fin de l’existence, notre véritable nature.
Mais cet inconnu est bien caché.
Même si nous allions le chercher en suivant une introspection rigoureuse, nous ne le trouverions pas. Même en réfléchissant longuement, nous ne le trouverions pas. Car ce à quoi nous réfléchissons, les idées qui nous viennent, les points de vue que nous adoptons, tout cela peut encore être partagé. C’est pourquoi rien de cela ne peut caractériser l’indicible unicité de notre être. L’inconnu en nous n’est pas dans le miroir qui réfléchit au sujet de lui-même ou du monde.
Il se confond avec ce miroir tandis que la mort lui demande de découvrir qu’il n’est pas ce précieux miroir qui va se briser. Elle lui demande de ne se tenir à rien d’autre qu’à ce qui, à travers elle, s’adresse à lui. Épreuve terrible.
Alors comment fait-on pour se préparer à mourir ? Nous ne le saurons probablement pas avant de mourir. Cependant, peut-être pourrons-nous tenir cette question en renonçant à chercher une réponse au sein de nos croyances, de nos valeurs, de nos aspirations, de nos espoirs, bref, de toutes ces généralités qui ne disent rien de notre être le plus essentiel.
Peut-être parviendrons-nous à rester en silence avec cette question, attendant qu’elle se remplisse avec autre chose que ce que nous croyons pouvoir en dire. Ce qui est unique en nous se tient tout entier dans cette attention-là, une attention qui renonce à suivre les bavardages intérieurs et qui reste avec ce qui se présente, sans avoir à se référer à rien ni à se projeter dans rien.
Rester avec la question… Rester avec la mort dans une attention tellement pure que l’inutile brouhaha intérieur qui nous emplit de ce que nous prenons pour la conscience de nous-même, fait silence et qu’une place est offerte à plus grand que nous-même.
Cette attention est disponible à l’inconnu.
Au chapitre XX de ses Essais, intitulé « C’est en philosophant que l’on se prépare à mourir », Montaigne écrit : « N’ayons rien si souvent en la teste que la mort. A tous instants representons la à nostre imagination et en tous visages. » De même, Simone Weil notera quelque quatre cents ans plus tard : « Ne jamais penser à une chose ou à un être qu’on aime et qu’on n’a pas sous les yeux sans songer que peut-être cette chose est détruite ou que cet être est mort.» (La Pesanteur et la Grâce)
Rester avec la mort, la rencontrer au quotidien, sans se projeter dans quelque espoir. Renoncer à saturer ce mystère de nos croyances, de nos valeurs, de nos aspirations. Cela demande de l’attention. Une attention qui se fait prière (Simone Weil). Une prière qui, du fait même qu’elle est sans attente, devient un don, un engagement. Un engagement sans attente qui se fait amour.
C’est en aimant que l’on se prépare à mourir.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.