LA VÉNÉRATION DU PETIT ENFANT
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Pédagogie
- Date 5 janvier 2024
En cette période de Noël, j’aimerais vous partager ceci :
L’enfant, le petit-enfant qui découvre comment la fourmi parcourt un brin d’herbe, comment la grosse vache meugle dans le pré, cet enfant n’est pas encore d’ici. Il est un étranger, étonné de ce qu’il voit, de ce qu’il entend. Un coq vient de chanter et l’enfant s’arrête dans son jeu, surpris. Il fait remarquer à l’adulte qui est là, ce qu’il vient d’entendre. Il écarquille les yeux, s’immobilise, écoute… Tout est extraordinaire pour le petit-enfant. Dans son berceau, déjà, ses mains qu’il agitait devant ses yeux, ses pieds qu’il portait à sa bouche, pouvaient l’occuper des heures durant… Il s’est ensuite dressé et a rencontré pour la première fois la gravité. Il a fait tomber la petite cuillère, encore et encore, faisant des expériences uniques. Il a découvert les causes et les conséquences de bien des choses. Quand une petite cuillère est lâchée, elle tombe.
Dans le monde d’où il vient, il n’y avait manifestement pas de petites cuillères, pas de fourmis, pas de mains et de pieds, pas de causes et de conséquences. Sans doute, était-ce un monde sans matérialité ni temporalité.
Mais en même temps qu’il découvre, l’enfant apprend à reconnaître. Avec le temps, il reconnaît de plus en plus de choses, le coq qui a chanté, le meuglement de la vache… Il reconnaît depuis longtemps déjà ses mains et ses pieds et sait comment les faire bouger comme il le désire. Ce qui était inconnu devient connu et l’étonnement finit par s’éteindre. Il s’éteint, comme s’éteignent chez l’étranger les surprises que provoquaient les coutumes nouvelles qu’il rencontrait, les saveurs des plats d’ici et les locutions de cette nouvelle langue qu’il avait dû apprendre. Ils s’éteignent à mesure que les questions trouvent leurs réponses. Cette nouvelle terre est conquise par l’habitude et le petit-enfant oublie d’où il vient à mesure qu’il comprend ce qui l’entoure. Il oublie même d’autant plus vite qu’il reçoit des réponses et finit un jour par tout oublier si les réponses qui lui sont apportées répondent aux questions qu’ils n’ont même pas eu le temps de se former. Ce qui était si étrange au début, et qui ouvrait un étonnement si grand que la chose elle-même semblait une réalité immense, a été expliqué, défini en quelques mots. En quelques mots, le mystère qui planait est devenu banal et commun.
Nous avons tous à passer par cet oubli. Nous avons tous à découvrir ce monde dans lequel nous sommes appelés à vivre. L’étranger que nous étions est appelé à être d’ici. Il est appelé à savoir utiliser ses mains et ses pieds et à comprendre les causes et les conséquences de chaque chose. Il est appelé à s’insérer dans la matière et dans le temps.
Comment pourrait-il sinon exister ?
Exister : se manifester, se montrer…
L’enfant grandit et il existe de plus en plus. Il se montre. Mais que montre-t-il ? Il montre ce qu’il est. Or, ce qu’il est, ne l’oublions pas, est né d’une rencontre : celle d’un étranger avec le monde dans lequel il est arrivé. C’est un étranger tombé dans un corps qu’il maîtrise désormais. Un corps à travers lequel il se montre. Il oublie même un jour qu’il est un étranger sur cette Terre. Fasciné, qu’il était par ses mains agitées devant son nez et par le pied qu’il portait à sa bouche, il est devenu tellement d’ici qu’il est devenu cette main et ce pied. Il a oublié ce monde plein de mystère qui se trouvait derrière ce que ce monde permet de percevoir.
Il a oublié le monde qui se trouve dans les questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses…
Lorsque l’on a réponse à tout, lorsque l’on a un avis tranché et une opinion bien forgée, on peut se dire que l’on a perdu de l’enfant cet étonnement, cet intérêt pour le monde. On a des opinions. On est du côté du connu et non du mystère, du côté de la matière et non de ce qui derrière la matière existe à travers elle. On est du côté du profane et non du sacré.
Les actes que nous posons alors, n’ont pas de lien avec plus grand que nous-même. Ils sont utilitaires, à courte vue. Ils ont un intérêt temporel et donc éphémère. Le bien qu’ils servent est un bien d’ici-bas, un bien qui s’arrête à ce qui est connu et qui ne sert pas l’ensemble du monde. Un bien sans mystère à prendre en référence.
Ainsi, si les enfants ne peuvent pas vivre, grâce aux adultes qui le vivraient avec eux, ce plus grand que soi, cette réalité qui les dépassent, s’ils sont abreuvés de définitions, d’explications, de point de vue, comment pourrait-il un jour découvrir une force morale telle que leurs actes seraient portés par la nécessité de se relier à plus grand qu’eux-mêmes ? Et donc aux autres, aux étrangers, aux inconnus ? Comment pourraient même concevoir l’humanité comme une réalité et non comme la somme abstraite de tous les autres que soi avec lesquels nous n’avons d’emblée pas grand-chose à faire ?
Les petits enfants ont besoin de vivre, grâce aux adultes qui pourront les conduire à cela, la vénération pour le monde dans lequel ils viennent d’arriver. Ils ont besoin de vivre les mystères qui se manifestent à travers lui. Autrement dit, ils ont besoin d’expériences exemptes d’explications. Ils ont besoin d’écouter et de s’émerveiller du chant d’une mésange. Ils le pourront si l’adulte n’est pas en train de leur expliquer aussitôt qu’il s’agit d’une mésange, mais prend le temps d’écouter avec eux. Ils ont besoin de découvrir ce qui les entoure sans qu’une opinion sur le sujet ne vienne tarir leurs questions. Ils ont besoin de silence et surtout de vivre que les adultes autour d’eux peuvent vivre ce silence, cette écoute, ces mystères sans aussitôt essayer d’expliquer ce qui se présente. En tant qu’adulte, il ne s’agit pas d’être attentif à tarir les explications, mais à augmenter la disposition à s’émerveiller. Quand on peut s’émerveiller, on n’a finalement pas vraiment besoin d’explication. Et pour réussir à s’émerveiller, peut-être faut-il commencer à faire de la place au silence à l’intérieur de soi.
La disposition à vivre cette vénération dans la petite enfance est essentielle. C’est à travers elle que, se reliant à plus grand que soi, l’enfant grandira dans une conscience que le bien que l’on peut manifester à travers des actes, s’éprouve à un référentiel plus grand que soi, lui aussi. Ainsi, la vénération éprouvée lors de la petite enfance pose sans doute les bases de la conscience morale de l’adolescent.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
1 commentaire
Merci Guillaume pour ce rappel si essentiel