SI TU ES LE FILS DE DIEU, DESCENDS DE LA CROIX !
SI TU ES LE FILS DE DIEU, DESCENDS DE LA CROIX !
On raconte qu’il y a fort longtemps Adam et Eve auraient mangé du fruit de la connaissance et que cela aurait été péché mortel. Il leur aurait fallu quitter le Paradis et vivre mille peine… Enfanter dans la douleur, suer sang et eau pour gagner une maigre pitance, tomber malade et finalement mourir…
Présenté de cette manière l’histoire tragique d’Adam et d’Ève ne peut faire que regretter cette chute dans la matière ayant mis fin à une existence paisible. Il est facile de se dire que leur condition devait être bien meilleure avant qu’ils ne s’avisent à désobéir à Dieu tout puissant. En tout cas, cette nostalgie a traversé les siècles ; elle a même survécu à la croyance en leur histoire, au point qu’elle est encore présente dans ce qui motive les esprits les plus cartésiens, lorsqu’ils espèrent trouver un moyen de s’extraire des contraintes naturelles. La Genèse et tout l’Ancien testament sont la description des contraintes auxquelles sont soumises les créatures par leur Créateur.
Lorsque nous nous pensons comme le produit d’une biologie, d’une hérédité, mais aussi d’un milieu, d’une éducation ou encore d’une culture, etc. nous sommes exactement dans le même paradigme que celui qui traverse l’Ancien Testament : nous nous pensons comme soumis aux nécessités de ce qui nous a précédé.
Que cette nécessité soit divine ou biologique ne change rien à l’affaire. Nous sommes, de ce point de vue, fondés en ce qui nous a précédé, c’est à dire non fondés en nous-mêmes. Des causalités antérieures à notre existence nous déterminent, nous contraignent. Nous ne sommes pas libres et attendons d’être libérés, par tous les moyens possibles.
La Grâce, que l’on implorait autrefois au près du Créateur tout puissant, est attendue désormais des scientifiques.
Ils sauront un jour exaucer nos désirs en supprimant de notre condition ce qui est devenu insupportable. Ils sauront nous sauver de ce que la matière a de contraignant et faire de notre vie un paradis sur Terre. Retrouver le Paradis perdu où l’on n’était pas malade et où l’on ne mourait pas.
En fait, dès que l’on regarde dans le passé pour expliquer ce qui nous arrive, on se réfère au paradigme de l’Ancien Testament. C’est à la fois tout à fait logique d’expliquer ce qui arrive à partir du passé, puisque les causes précèdent leurs conséquences, mais lorsque l’on s’intéresse à la nature humaine, c’est clairement insuffisant. On ne voit que ce qui en nous est conditionné et aucun moment ce qui en nous peut faire émerger quelque chose de nouveau.
Dans un enchaînement de causalité, jamais rien de nouveau ne survient. Si un événement est la cause de ce qui a précédé, il n’en est que le prolongement. Pour que du nouveau advienne, pour qu’il y ait une invention, une création, il faut que quelque chose en nous ne réponde pas à ce qui est le prolongement du connu…
Pour qu’il y ait la possibilité de pardonner ou d’aimer, c’est la même chose : quand nos actes dépendent de ce qui a été, il ne peut y avoir de pardon, où alors à la condition d’une réparation le précédant. Mais alors est-ce un pardon ? Il ne peut y avoir d’amour non plus. Aimer à la condition d’une circonstance favorable, est-ce de l’amour ? C’est en tout cas quelque chose qui reste fondé dans autre chose que l’acte d’aimer.
En regardant le passé, on ne voit pas cette part de nous qui est capable de confiance et d’amour. On ne voit que le contexte de notre existence. Un contexte héréditaire, social, culturel. On regarde ce qui en nous est le jouet des circonstances et ne fait que répondre automatiquement à ce qui a été perçu. Lorsque nous répondons à la peur qui nous appelle à tout faire pour la calmer, lorsque nous répondons à la haine qui nous aiguillonne pour la satisfaire, nous sommes des créatures déterminées par les circonstances. Oeil pour oeil… Dent pour dent…
C’est pourquoi l’Ancien Testament est plein de lois placées comme garde-fou.
Des lois écrites pour qu’elles précèdent elles aussi les actes futurs des créatures prises dans des mécanismes infernaux. Corneille les décrit si bien dans ses drames : ils mènent à l’escalade et à l’assassinat… Alors, « tu ne tueras pas », « tu ne convoiteras pas la femme d’un autre », « tu honoreras ton père et ta mère », etc.
Toutes sortes de lois régissent les créatures qui par nature ne sont pas fondées en elles-mêmes. On leur dit quoi manger, de faire de l’exercice tant de temps par jour, de surveiller leur taux de cholestérol, de pratiquer des examens de dépistage à tel âge, de boire tant d’eau par jour, de dormir tant d’heure…
En regardant le passé, on s’adresse à ce qui n’est pas libre en nous
En regardant le passé, on s’adresse à ce qui n’est pas libre en nous et qui ne peut concevoir la liberté qu’en supprimant le contexte contraignant de son existence. Ce qui n’est pas libre en nous rêve de puissance. Beaucoup de puissance pour supprimer ce qui peut nous contraindre.
Dans un monde où l’on se croit n’être qu’une créature de tout ce qui a précédé, dans un monde où l’on n’est pas fondé en soi-même, on aspire à devenir plus puissant, ne serait-ce qu’un peu, afin de ne pas trop souffrir des circonstances… Certains scientifiques sont grisés par cette puissance capable de changer le contexte de notre condition en jouant par exemple avec la génétique.
C’est là encore tout à fait logique, mais ce qui en nous peut avoir confiance, s’ouvrir à la vie telle qu’elle est et l’aimer pour ce qu’elle est, indépendamment des circonstances, celle qui peut aimer, n’est pas dans cette logique-là.
Ce qui en nous est capable d’amour, c’est à dire d’engagement sans aucune condition préalable, et sans que cet engagement ne soit lui-même à l’origine d’un quelconque bénéfice, se découvre à l’occasion de l’impuissance. Non pas grâce à l’impuissance mais à l’occasion de l’impuissance.
L’impuissance n’est rien d’autre qu’une expérience de puissance trop faible. Mais il est en nous une part de nous-même qui, entre la puissance et l’impuissance, dans cette bascule que l’on voudrait naturellement compenser pour retrouver sa force, son pouvoir et sa maîtrise… il est en nous une part qui peut librement décider de renoncer à cette compensation. Renoncer à se sauver soi-même de l’impuissance et rester avec ce qui est.
Ce renoncement n’est pas un abaissement
Ce renoncement n’est pas un abaissement puisqu’il se tient entre la puissance et l’impuissance. Ce n’est pas non plus un abandon ou une résignation, puisqu’il est choisi, voulu, décidé. Ce n’est pas plus une abdication. On abdique lorsque plus puissant que soi a pris le dessus. Ici, il n’y a rien d’autre que soi qui décide.
C’est de ce mystère dont parle le nouveau Testament et qui contient toute son originalité dans ce qui est relaté à la fin : la croix et les passant qui se moquent en disant : Si tu es le Fils de Dieu, descends de la Croix.
C’est dans notre nature de tout faire pour vouloir nous libérer de la croix
Si la croix est le contexte qui nous détermine jusqu’à en mourir, nous ferons tout pour ne pas nous laisser déterminer par elle. Nous lutterons. C’est dans notre nature de lutter contre l’obstacle qui se présente et d’abdiquer à un certain moment si l’obstacle est trop grand. Et c’est essentiel que notre nature soit ainsi.
Adam et Eve, au début de l’Ancien Testament, n’ont commis aucun pêché
Si nous n’étions pas tombés dans la matière au point qu’elle puisse nous contraindre, nous n’aurions pas pu vivre l’impuissance et la puissance. Nous n’aurions pas pu nous déterminer et donc nous individualiser. Sans le frottement auquel nous soumet la matière, il n’y aurait pas eu de conscience de soi qui puisse s’éveiller.
Alors bien-sûr, elle s’est éveillée au point que la liberté est comprise par elle comme la résultante de la suppression de ce qui dérange ses désirs.
C’est pourquoi la conscience de soi est d’abord anti-sociale
Pour la créature que nous sommes, la liberté est opposée à la fraternité. D’ailleurs, l’adage qui proclame que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres, en est l’expression ; et certains suivent de ce fait la voie qui consiste à taire les désirs afin de retrouver un collectif heureux comme aux premiers temps.
Mais voilà… si on renonce à ses désirs, on renonce à être individualisé et on se fond dans ce collectif dans lequel on perd toute possibilité de se déterminer. Du coup on perd également toute possibilité de rencontrer ce que l’autre à de particulier : chacun se fond dans la masse.
Alors pouvons-nous vivre pleinement ce qu’Adam et Eve ont permis, c’est à dire d’être ce que nous sommes devenus, des créatures déterminées par un contexte, tout en vivant qu’il est possible de ne pas immédiatement suivre ce qu’il nous dicte de faire? Ne pas renoncer à l’objet de notre désir mais à sa satisfaction immédiate ? Vivre tout à la fois et en même temps, la puissance qui veut satisfaire le désir et consentir à l’impuissance qui ne le peut pas. Décider de ne pas le pouvoir alors qu’on le peut. C’est à dire librement vouloir ne pas vouloir…
Ce mystère se tient dans les dernières pages du nouveau Testament et c’est l’essence même du nouveau Testament.
L’essence du Nouveau Testament ne tient pas dans une loi ou un dogme… mais dans un acte. Celui de mourir sur la croix, tout à la fois puissant et impuissant. Puissant du désir de vouloir descendre de la croix (les passants qui se moquent en disant : “descend de la croix”, aiguillonnent la puissance) et impuissant de ne pas pouvoir…
Lorsque la puissance et l’impuissance se tiennent ensemble, on quitte toute chronologie, tout enchaînement causal. On se retrouve au présent de la situation. On n’en est plus à espérer être plus fort ou à regretter de l’avoir été. On est entre les deux, avec les deux, au présent. Non plus fondé en ce qui a précédé, mais en soi-même, agissant pour ce qui est et non pour ce que l’on voudrait qui soi. Engagé pour ce qui est sans attendre ni regretter quelque chose de meilleur.
Cet engagement qui n’attend rien et qui se donne à ce qui est, c’est l’amour. Et avec l’amour, n’attendant rien, la liberté n’est plus le fruit d’une lutte contre ce qui contraint, mais un lien que l’on découvre avec ce qui est (ici, pour le Christ, avec la condition humaine offerte par Adam et Ève…).
Plutôt que de supprimer l’épreuve, on peut la traverser. Plutôt que de vouloir faire plier ceux qui nous dérange, on peut offrir au monde le meilleur de ce que l’on porte. Les autres ne sont plus les alliés ou les ennemis d’une valeur à défendre ou d’un objectif à atteindre, mais des êtres à découvrir. La liberté est alors fraternelle par essence.
L’ancien Testament n’est cependant pas à être opposé au nouveau
Dans l’ancien testament se trouvent les conditions extérieures à notre liberté : l’individualisation de notre personnalité.
Dans le nouveau Testament, se trouve raconté un fait, celui qui manifeste sur le Golgotha la condition intérieure de notre liberté : l’amour.
Guillaume Lemonde
(1) Lire Pietro Archiati, Christianisme ou le Christ ? E.A.R. 1996
1 commentaire
J’aime te rencontrer comme ça, en te lissant. Guillaume, tu parle la langue de l’essence fondamentale qui anime les êtres. Dans ce texte je découvre un air d’avenir qui appel a traverser l’épreuve du feu, et je retient précieusement deux points de ton écrit:
“…Décider de ne pas le pouvoir alors qu’on le peut. C’est à dire librement vouloir ne pas vouloir…”
“…Et avec l’amour, n’attendant rien, la liberté n’est plus le fruit d’une lutte contre ce qui contraint, mais un lien que l’on découvre avec ce qui est…”