PERCEVOIR LE MONDE DANS SON UNITÉ
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Exercices pratiques, Présence et attention
- Date 30 juin 2023
Percevoir le monde dans son unité
Au petit matin, dans la clarté laiteuse et diffuse qui précède le jour, j’étais monté en haut du verger.
Le temps n’avait pas encore commencé sa course dans la flèche du cadran solaire. Les ombres ne s’étaient pas détachées de la lumière. L’espace lui-même ne s’était pas encore éparpillé. Il était dans cette unité primordiale dont tout est issu, le un dont vient le deux. Nous apprenons à l’école de curieuses choses. On nous aura dit que le un est tout petit et que le deux est deux fois plus que lui, mais en réalité, le un contient tout. Il est le tout qui se divise ensuite jusqu’à l’infini. Plus les nombres sont vertigineux, plus ils comptent une quantité de chiffres, plus ils ne désignent en fait qu’une infime fraction de unité primordiale. Un million n’est jamais qu’un millionième de l’univers. Mais comme ces nombres sont une fraction de l’univers, jusque dans ses particules les plus élémentaires, tout l’univers demeure en elles. Il est entier dans la fourmi, entier dans la goutte de rosée.
En ce petit matin, le monde m’apparaissait dans son unité la plus absolue. Chaque pierre, chaque brin d’herbe, les forêts juchées sur le dos des collines, le geais à la lisière du bois, tout parlait de lui. En ce commencement du jour, il m’apparaissait bien plus grand que la somme de tout ce que je pouvais en distinguer. Je sentais qu’il résonne à la fois dans la musique dont le merle a saisi une phrase et dans le silence sur lequel il peut jouer. Un silence plein de la vie dont tout est issu et qui sonne, parfois cristalline, entre la fourmi et la goutte de rosée à laquelle elle vient boire ; parfois martiale, entre le chant du coq et le soleil qu’il appelle du fond de la vallée. La vie se tient partout où correspondent entre elles, les multiples existences qui sont issues d’elles. Elle est la source dont sort la rivière et l’instant dont surgit le temps. Et elle éclabousse, dans ce surgissement sans fin, jusqu’à l’horizon. Elle jaillit et s’élance vers le ciel, dans la gorge emplumée des mésanges, dans le bouillonnement de la sève sous l’écorce des frênes. Elle palpite dans le cœur des musaraignes. Elle est dans le gland qui s’enfonce dans le sol et grimpe jusqu’au sommet du chêne. Elle est dans l’œuf et s’épanouit dans la bergeronnette.
Notre regard court du brin d’herbe à la fleur, attiré par la sauterelle, il quitte la fleur pour se poser ensuite sur le nuage au loin. Notre regard, tout comme notre ouïe, tout comme les autres sens, se focalise sans cesse sur un détail. Il passe de l’un à l’autre et nous place dans un monde de quantité de choses, là où le monde est lui-même bien plus profond que toute la quantité que nous pourrions additionner. Devant notre regard, nous avons une somme de choses et chacune d’elles agite nos sentiments. Nous aimons peut-être cette fleur et moins celle-là. Nous apprécions cette forme et moins celle-là.
Pour nous, le monde est séparé entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas. Là où nous pourrions le percevoir dans son unité, nos sentiments nous le font vivre dans une dualité. Si je n’aime pas les mouches, je vais les exclure du tout, je vais préférer regarder le papillon et m’émerveiller de la délicatesse de sa trompe enroulée. Il suffit que nous n’appréciions pas une chose pour que nous préférions regarder ailleurs et l’unité du monde nous échappe. Nous la sentons peut-être dans notre sentiment, mais elle est à cet endroit une illusion. À cet endroit, c’est notre lien au monde que nous sentons, et encore, au monde que nous aimons, pas au monde dans son unité, avec ses buildings, ses gros nuages de charbon et ses odeurs de soufre. Ce n’est pas l’unité du monde que nous percevons, mais notre lien à une partie du monde qui nous fait du bien. Le monde est bien plus grand que ce que nos sentiments peuvent nous enseigner.
Pour le percevoir, il nous faudra les sentiments, mais ils se placent tout à la fin d’un processus qui débute par la perception. Une perception qu’il nous faudrait éduquer avec la plus grande délicatesse et la plus grande attention.
Dans ce petit matin, en haut du verger, je passais de l’abeille à la mouche et du nuage à la lumière qui commençait à se lever, dorée, sur le clocher du village. Mais, dans cette focalisation sans fin, allant d’un détail à l’autre, je gardais en mémoire tout ce qui se présentais. Non pas comme dans un registre, mais comme si tout ce que je percevais se déposais sur une grande toile et que cette toile restait avec moi alors que mon regard focalisait sur le prochain petit détail. Cette attention, complètement adonnée à la perception, met le sentiment au repos. Je le répète, le sentiment va être essentiel, mais à ce stade, s’il se met en mouvement, c’est que notre attention ne parvient pas à rester avec ce qui est perçu. Et l’on rêve alors dans son sentiment ce que les perceptions nous font, plutôt que de rester avec ce qu’elles nous permettent de percevoir.
Ainsi donc, se déposait sur une grande toile, un monde. Et je faisais la même chose avec ce que l’ouïe m’offrait d’entendre. Derrière moi, un geais avait crié à l’orée du bois. Je gardais le geais, spatialement derrière moi. Il avait déposé son cri à cet endroit. À droite, un âne se mit à braire. Et l’âne était à droite et le geais derrière. Et une mouche passa en flèche juste à droite elle aussi, mais bien plus près que l’âne. Et je vous passe le concert des passereaux ici et là, le ronronnement lointain de la trayeuse dans l’étable… Cette attention qui ne focalise nulle part et qui, sans rêver, garde avec elle une trace de tout ce qui est là, nous place dans des intervalles (entre la trayeuse là-bas et les oiseaux plus près, entre l’âne et la mouche) et dans ces intervalles, le monde apparaît profond. Il est profond et tout entier dans chaque intervalle, un peu comme il est entier dans un petit bout de ciel qui contient à lui seul toute la profondeur du monde.
- C’est la première étape, celle où l’on perçoit dans le sensible, la profondeur du monde. On perçoit cette profondeur spatialement tandis que cela ouvre à l’intérieur de soi, là où sinon les sentiments se mettraient trop vite en mouvement, une profondeur tout aussi profonde. Et tout est là, de la forêt à l’avion qui passe dans le ciel. Tout est là où cela doit être. Je n’ai pas à préférer ceci ou cela. Je n’ai pas à avoir de la sympathie pour ceci ou cela.
Je regardais un long moment le liseron grimpant sur un piquet de clôture. Ses fleurs étaient encore fermées à cette heure, plissée par la nuit. Et je revins une heure plus tard – déjà elles avaient changé – un peu plus tard encore et plusieurs fois de suite, gardant là aussi toutes ces apparitions de la même fleur sur une toile intérieure.
Il est étonnant de constater que nous avons la tendance de prévoir plutôt que d’accueillir ce qui se trouve là. Par exemple, on peut être surpris d’entendre soudain l’âne braire, mais alors on prévoit qu’il pourrait braire encore du même endroit. Et alors notre monde est en ordre. Nous avons donné notre ordre au monde. Si l’âne soudain se mettait à braire depuis l’autre côté, cela nous surprendrait. Nous aurions besoin de nous dire qu’il s’agit d’un autre âne ou que le premier a bougé et notre ordre du monde serait de nouveau en ordre. Nous aurions donné un nouvel ordre à notre monde et nous serions rassurées. Mais si l’on reste avec ce que l’on entend, avec ce que l’on voit, avec ce que nos narines ouvertes au vent, nous laissent à sentir, et si on met toute notre attention à garder tout cela au présent sans focaliser sur rien, sans faire de déduction ou de commentaires, mais sans rêver non plus, alors, plutôt que de réfléchir aux choses perçues, on découvre la joie d’une surprise permanente qui n’a pas besoin d’être raisonnée. C’est comme si le monde apparaissait dans un jaillissement permanent, comme une source qui n’en finit pas de jaillir. Il y a de la joie, de l’étonnement, de la surprise. Dans ce qui serait pour nous toujours pareil, nous découvrons le monde toujours nouveau. Il est nouveau à chaque instant.
- C’est la deuxième étape. La première, nous fait vivre qu’il est profond et qu’il se tient tout entier dans chaque intervalle. Le deuxième nous fait vivre que ce monde profond est une création permanente.
Et là, c’est important, il va s’agir de tenir encore un peu. De ne pas suivre les pensées qui nous viennent au sujet de ce que l’on perçoit. Juste continuer de mettre toute notre attention à tenir au moins deux perceptions ensemble (ne pas focaliser sur une et passer à la suivante, mais tenir avec au moins deux en même temps), le chant des passereaux et la cloche de l’église et le bourdonnement de l’avion dans le ciel.
En renonçant à suivre les pensées qui nous viennent alors, en renonçant à penser au sujet des pensées qui nous viennent, pourrais-je dire, le jaillissement permanent du monde se met en mouvement. C’est comme si, plutôt que de bloquer la chose perçue dans un jugement – c’est un avion, c’est un âne qui braie… – on reste avec la chose qui se manifeste dans le temps. On assiste à un processus en marche, à tout un monde qui se déploie.
- Et c’est la troisième étape. Là où nous laisserions notre perception s’arrêter dans une conclusion ou une prédiction satisfaisante – le liseron est fermé, il va s’ouvrir… – on reste avec ce qui est là et cela se déploie, cela suit un chemin, progresse, se développe, prend forme. On perçoit la profondeur du monde (première étape), surprenante (deuxième étape), en train de se déployer (troisième étape).
- La quatrième étape s’en vient maintenant. Et c’est là que les sentiments entrent en jeu. Ce qui se déploie, on ne le perçoit pas tout de suite. On le ressent plus qu’on le voit. C’est ce qui du monde se révèle à nous. C’est le monde qui, tel un être, se révèle à nous. Il est d’abord imperceptible comme tel. C’est dans notre sentiment qu’il résonne. Mais si nous continuons de bien garder notre attention sur ce que nous percevons, gardant tout le tableau, évitant ainsi que chaque détail ne vienne mettre en mouvement les sentiments (c’était la première étape), alors dans le sentiment se dépose le tableau tout entier ! Et ce tableau est vivant, changeant et se déploie jusqu’à devenir pour nous un monde à contempler. Il se tient là, tout autour, dans son unité. Rien n’est de trop. Rien n’est à retrancher. Les êtres de la nature, les pierres, les plantes, les animaux, les hommes et leurs machines. Tout est là dans le monde qui contient tout. Le monde est un, il est profond et vivant, il est un surgissement sans fin qui se déploie et se manifeste dans son unité.
Ces quatre étapes, telles que je viens de les décrire, semblent se succéder. Mais ce n’est que pour vous rendre la chose intelligible. En réalité, si elles se succèdent effectivement, elles s’interpénètrent également. Elles sont toutes là en même temps, contenues dans l’attention que l’on porte à ce qui est à percevoir.
Bien à vous
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
4 Commentaires
Merci Guillaume pour ce beau texte. Ralentir, percevoir que c’est reposant! Tu nous rappelles l’essentiel.
Merci Guillaume pour cette belle démonstration du chemin de connaissance tellement vivant ! C’est un précieux exercice pour l’été. !
Comme pour la biographie…replacer le détail, la situation d’un moment dans le geste global de la Vie, retrouver l’Unité perdue.
Bel été
Mathé LELIEVRE
Merci pour cette précieuse évocation
Exercice Suprême !
Merci Guillaume,
Enrico