UN DÉCOR PARFAIT POUR EXERCER NOS TALENTS !
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Actualité, Articles, Démarche Saluto, Droit et société
- Date 31 décembre 2021
En 1945, dans son livre La France contre les robots, Georges Bernanos écrivait :
« J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. Les philosophes du XVIIIe siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur le sel — la gabelle — qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats.
Oh oui, je sais, vous vous dites que ce sont là des bagatelles.
Mais en protestant contre ces bagatelles le petit bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque inaperçu, parce que l’État Moderne, le Moloch Technique, en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables usurpations. Au petit bourgeois français refusant de laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît le combattre, ripostait avec dédain que ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts.
Erreur profonde !
Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. Oh peut-être ne s’en doutait-il pas, ou ne s’en doutait-il qu’à demi, peut-être sa révolte était-elle beaucoup moins celle de la prévoyance que celle de l’instinct. N’importe ! On avait beau lui dire : « Que risquez-vous ? Que vous importe d’être instantanément reconnu, grâce au moyen le plus simple et le plus infaillible ? Le criminel seul trouve avantage à se cacher… » Il reconnaissait bien que le raisonnement n’était pas sans valeur, mais il ne se sentait pas convaincu.
En ce temps-là, le procédé de M. Bertillon n’était en effet redoutable qu’au criminel, et il en est de même encore maintenant.
C’est le mot de criminel dont le sens s’est prodigieusement élargi, jusqu’à désigner tout citoyen peu favorable au Régime, au Système, au Parti, ou à l’homme qui les incarne. Le petit bourgeois français n’avait certainement pas assez d’imagination pour se représenter un monde comme le nôtre si différent du sien, un monde où à chaque carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire bénévole et public.
Mais tout en se félicitant de voir la Justice tirer parti, contre les récidivistes, de la nouvelle méthode, il pressentait qu’une arme si perfectionnée, aux mains de l’État, ne resterait pas longtemps inoffensive pour les simples citoyens. C’était sa dignité qu’il croyait seulement défendre, et il défendait avec elle nos sécurités et nos vies. Depuis vingt ans, combien de millions d’hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ? Et ce système ingénieux a encore détruit quelque chose de plus précieux que des millions de vies humaines.
L’idée qu’un citoyen, qui n’a jamais eu affaire à la Justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité à qui lui plaît, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion d’un policier sur ce chapitre ne saurait être tolérée sans les raisons les plus graves, cette idée ne vient plus à l’esprit de personne.
Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée. »
Georges Bernanos, La France contre les robots, 1945.
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Ce que Georges Bernanos décrit avec tant de clairvoyance,
n’est évidemment pas sans rappeler ce que nous rencontrons aujourd’hui bien plus intensément encore qu’aux sombres périodes du siècle dernier. Les machines d’aujourd’hui sont incomparablement plus efficaces que les registres pourtant bien tenus des technocrates soviétiques ou nazis. Cependant, ce que raconte Bernanos, sans chercher à enlever à ses mots leur force, n’est pour l’essentiel que le décor de ce qui devrait nous occuper. Certes, c’est un décor terrible, effrayant, mais ce n’est qu’un décor.
Comme au théâtre…
Comme au théâtre, lors qu’un décor se met en place, on peut déplorer certains choix artistiques ou techniques, l’utilisation de tel ou tel accessoire et décrire les conséquences que tout ceci aura sur le jeu de l’acteur… On aura d’ailleurs bien raison de s’en inquiéter. Cependant, ce faisant, on n’aura pris en compte que la moitié de la réalité ; on n’aura vu que le décor et ce que l’on imagine qu’il implique pour l’acteur. On aura vu le contexte tout en oubliant l’acteur lui-même… Car le décor ne pose problème qu’en fonction des talents que l’acteur est appelé à découvrir.
Que les accessoires lui conviennent ou non, que l’éclairage des rampes l’éblouissent, l’acteur est appelé à donner le meilleur de lui-même. Y parviendra-t-il ?
- Découvrira-t-il la stabilité lui permettant de ne pas subir les sympathies ou les antipathies que lui font vivre ses partenaires de jeu ? Restera-t-il uni aux autres là où tout semble fait pour semer la zizanie entre les gens.
- Trouvera-t-il la profondeur lui permettant de ne pas se focaliser sur une seule donnée du problème ? Saura-t-il prendre du recul pour garder une vue large ?
- Découvrira-t-il le courage de s’avancer alors que le décor ne lui est pas favorable ? C’est parce qu’il cherche à découvrir l’endroit à partir duquel il peut avancer courageusement, que le décor se montre terrifiant pour lui.
- Découvrira-t-il la confiance permettant d’accueillir d’autres façons de faire, sans se fixer sur des habitudes devenues ici caduques ? Parviendra-t-il à devenir inventif ?
L’acteur viendra dans ce décor qui s’est mis en place pour lui.
L’acteur viendra jouer dans le théâtre. C’est pour lui que le décor se met en place ! Ainsi, il est lui-même la cause dans l’avenir du décor qui se trouve là.
Si nous prenons ceci au sérieux, alors nous pouvons comprendre que ce à quoi nous assistons aujourd’hui, n’est que la poursuite de la mise en place d’un décor dont Georges Bernanos avait saisi les premières ébauches ; un décor dystopique pour des acteurs encore à venir.
Or ces acteurs encore à venir, c’est nous, nous tous qui avons, chacun individuellement à donner le meilleur de nous-mêmes. Ne vous laissez pas abattre par ce qui se met en place. Nous sommes appelés à découvrir dans ce que notre époque propose, l’endroit à partir duquel nous pouvons décider de jouer notre rôle.
Le décor, qui est là pour nous, est à la mesure de nos talents.
Guillaume Lemonde
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2 Commentaires
Si j’ose ajouter un petit mot à ton « ne vous laissez pas abattre par le décor qui se met en place », je dirais: réjouissez-vous de ce qui se met en place! C’est magnifique. Et ce n’est ni du cynisme, ni de l’ironie et encore moins un manque de respect à la souffrance qu’endure tout un chacun. Comprenons-nous bien. Mr Stephane Hessel, nous disait lors d’une conférence que lorsque nous sommes assiégés par une dictature nous croyons que tout est perdu, que c’est la fin. Mais tout ce qui commence un jour se termine. C’est juste de passer à travers qui est douloureux. Ce Mr avait 98ans à l’époque et il avait vécu 2 guerres. N’est-ce pas un message encourageant de la part d’un de nos « anciens »? Moi, ça m’avait beaucoup rassurée à l’époque. Alors en quoi se réjouir? Et bien que nous arrivions enfin à la fin d’un processus, au bout d’une idée, à l’apothéose d’un comportement! Ce que je nous souhaite à toutes et à tous, ce n’est pas une révolution, qui signerait le retour aux mêmes erreurs. Non. Ce que je nous souhaite, c’est une évolution. Une toute belle comme l’humain est capable de le faire. J’y crois à fond les ballons. Parce qu’il y a une vérité qu’aucune dictature n’a pu et ne pourra jamais détruire, c’est la puissance du coeur! Notre capacité à nous aimer les uns les autres quoiqu’il arrive! Après tout, n’est-ce pas tout ce qui compte?
Alors je vous souhaite de vous aimer vous-même très très fort! Puis d’aimer encore plus fort vos familles, vos amis et tout les gens que vous ne connaissez pas! Et vous verrez, tout va bien se passer. Il suffit de s’autoriser la liberté d’y croire.
Voilà. Alors, prenez bien soin de vous tous! Et que cette nouvelle année vous soit merveilleusement douce, pleine de joie et de bonheur.
Je ne l’aurais pas mieux dit ! Merci !