LA PESÉE DES ÂMES, À CONQUES
LA PESÉE DES ÂMES, À CONQUES
Parti du Puy-en-Velay, en passant par Monistrol d’Allier, puis d’Estaing, me voici arrivé à Conques. Là, se dresse la magnifique abbaye Sainte-Foy. Elle a remplacé au XIème siècle un monastère qui se trouvait là depuis le IXème. Le grand tympan de la façade occidentale, d’après les recherches les plus récentes semble avoir été achevé entre 1100 et 1103.
C’est d’un détail de ce tympan que j’aimerais aujourd’hui parler : sous les pieds du Christ qui trône au centre dans sa mandorle, un ange, probablement Saint Michel, tient une balance. Un démon tente d’influencer la pesée en appuyant du doigt sur l’un des plateaux. Cette image est celle de la pesée des âmes lors du jugement dernier. Dans les commentaires des guides touristiques, on trouve l’idée rependue que d’un côté seraient collectées les bonnes actions et de l’autre, les mauvaises. Ce serait en somme une pesée comptable permettant de donner une note au défunt et de le recaler aux enfers s’il devait ne pas avoir la moyenne. Mais cette interprétation moderne ne tient pas. Comment le larron crucifié à la droite du Christ pourrait il rejoindre le Paradis si la pesée des âmes devait être un bilan comptable des bonnes et des mauvaises actions ? C’est ce qu’un prêtre nous faisait remarquer lors d’une visite organisée pour les pèlerins du chemin de Compostelle. La conversion du larron sur la croix (se convertir voulant dire se retourner intérieurement) est, certes, à compter au nombre des bonnes actions, mais, sur son ardoise, il y a peut-être encore 14’000 autres mauvaises actions à compenser…
En réalité, sur le tympan de l’abbaye, les sculpteurs médiévaux nous donne des indices, invisibles depuis le sol. On peut les deviner si l’on monte sur le muret qui borde le parvis. En effet, les sculpteurs ont représenté dans chacun des plateaux de la balance ce qui est effectivement pesé, et ce ne sont pas les bonnes et les mauvaises actions… Dans l’un des plateaux, celui que le démon essaie de faire pencher, se trouve la tête du défunt, dans l’autre, deux croix.
Il est difficile de comprendre ce que cela peut signifier pour nous aujourd’hui, si l’on ne connaît pas l’évangile auquel les sculpteurs se referaient à l’époque. Il s’agit de l’évangile selon Matthieu (16, 21-27). Avant d’aller plus loin, je vous en donne lecture :
En ce temps-là, Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands-prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. Pierre, le prenant à part se mit à lui faire de vifs reproches : « Dieu t’en garde, Seigneur ! Cela ne t’arrivera pas. » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie ? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie ? Car le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; alors il rendra à chacun selon sa conduite. »
Conformément à l’évangile selon Matthieu, on retrouve ici la pensée (la tête du défunt) et la croix.
Dans le plateau de la balance où se trouve la tête, nous avons à considérer tout ce que nous savons et donc ce que nous pouvons prévoir et souhaiter ou redouter. Mais aussi tout ce pour quoi nous pouvons avoir du remords.
Dans l’autre plateau, se trouvent deux croix. Celle du Christ et celle qu’il s’agit de prendre à sa suite, comme dit l’évangile. Prendre sa croix ne signifie pas qu’il faille mourir sur la croix et se faire martyre pour obtenir les bonnes grâces de l’ange… Cela signifie qu’il s’agit de porter sa croix et donc de se préparer au rendez-vous avec la mort, le rendez-vous le plus intime qui soit avec soi-même. C’est une préparation de chaque instant, si bien que le jugement dernier et la fameuse balance se déroulent non pas à la fin des temps, mais à l’instant même où l’on a le choix de se préparer.
Imaginez un instant que nous vivions avec la certitude d’être mort demain matin. Comment serait notre journée ? Ne serions-nous pas présent à tout ce qui nous entoure ? Ne serions-nous pas attentif à ce qui se propose ?
Ce rendez-vous avec la mort est celui où l’on est appelé à laisser tout ce que l’on connaît dans l’autre plateau de la balance et à se donner attentivement à ce qui vient, car ce qui se vit à cet endroit est sans précédent et rien de ce que l’on connaît ne peut aider à rencontrer la mort. Tout laisser dans l’autre plateau, c’est par exemple, renoncer à chercher des réponses aux questions que l’on se pose, mais décider de garder très attentivement la question en supportant le vide de réponse. Ainsi, décidant de ne pas suivre les pensées qui nous viennent, on remarque que l’on devient présent à ce qui se présente en cet instant, disponible à rencontrer l’inconnu. On le devient, car on décide de s’exercer à le faire. C’est le secret qui se cache dans le plateau de la balance où se trouvent les deux croix :
« À quel moment ai-je décidé de renoncer à réagir à ce que me dictait ce que je connais déjà ? À quel moment ai-je décidé d’être attentif à ne pas suivre mes préjugés, mes sentiments et les pensées qui s’imposaient à moi ? »
Le plateau de la balance contenant les deux croix est donc celui de la volonté, c’est-à-dire de l’engagement et de l’attention.
Saint Bernard fait une distinction très nette entre la connaissance et ses intentions (dont les enfers sont pavés, comme dit l’expression, et qui emplissent le premier plateau de la balance) et la volonté (sur le second plateau de la balance). Il écrit dans son traité de la Grâce et du libre-arbitre : « Je peux dire à quelqu’un son chemin. Il le connaîtra. Je ne peux pas lui donner la force de se mettre en route. »
En contemplant le tympan de l’abbaye Sainte-Foy de Conques, je réalise que la question du bien et du mal, c’est à dire de la cohérence des actes que nous posons – c’est bien le sujet du jugement dernier – réside dans la volonté que l’on parvient à mobiliser et non dans la connaissance que nous avons des choses. La connaissance accompagne la volonté. Elle peut nous permettre de comprendre un contexte, mais c’est la volonté qui est engagé lorsque l’on décide de ne pas suivre les pensées qui nous traversent à toute occasion. Ces pensées qui nous traversent nous aveuglent quant à la qualité unique de chaque instant. Elles plaquent sur l’originalité de ce qui se présente, des idées préconçues, des préjugés et nous empêchent de percevoir ce que chaque situation nécessite. Pour se rendre disponible à rencontrer ce qui se présente, il faut le décider. Décider de ne pas suivre les pensées qui nous viennent et laisser un espace vacant dans lequel il devient possible de percevoir ce qui est demandé. Décider de poser les actes que l’on reconnaît nécessaire, ayant décidé de se rendre disponible à les percevoir. C’est ainsi que la connaissance accompagne la volonté.
Soit on le décide, soit on ne le décide pas. Au moment où on le décide, ce ne peut être que complètement. Quand on est attentif, on ne peut l’être que complètement. Il n’y a pas de degré dans l’attention. Il n’y a pas de degrés dans le fait de se saisir de sa volonté. Soit on est engagé, soit on ne l’est pas. Et ceci fait pencher la balance du côté de l’ange quelque soit le passif que l’on traine derrière soi. Du point de vue de la volonté dans les moments où l’on s’en saisit, dans les moments où l’on est attentif au monde et aux autres, il n’y a pas de bien et de mal. Il y a la vie à laquelle on offre le talent de sa présence.
Bien à vous
Guillaume Lemonde