LE MAL EST À L’AMOUR CE QUE LE MYSTÈRE EST À L’INTELLIGENCE
LE MAL EST À L’AMOUR CE QUE LE MYSTÈRE EST À L’INTELLIGENCE
Simone Weil
Comment aborder les mystères du monde, si ce n’est dans le silence que permet la plus parfaite attention offerte à ce que l’on observe ?
Une intelligence bardée de connaissances a peut-être l’avantage d’avoir à son édifice de belles fondations. Elle peut se sentir soutenue par de bons étais. Mais comme le mystère qui se présente, en tant que mystère, échappe justement à notre intelligence, nous devons bien convenir que les fondations et les étais ne sont en la matière d’aucun secours.
En matière de mystères, ce que l’on sait ne suffit pas à percevoir ce qui se présente.
Peut-être même est-ce d’ailleurs ce que l’on sait ou que l’on croit savoir qui nous brouille les sens.
Aussi, pour aborder un mystère, faudra-t-il peut-être faire autrement.
Le mystère nous appelle à garder en conscience tout ce que l’on sait, mais en renonçant un instant à nous en servir.
Il s’agit de renoncer à combler ce vide que le mystère propose à notre intelligence, avec ce que l’on sait déjà… Laisser le vide un instant béant. Rester avec la question qui se creuse en nous en renonçant à chercher la réponse.
Il se forme alors une coupe dans laquelle peut se déverser une réponse, nouvelle, inédite, impensée jusque-là.
Pour autant, cela ne signifie surtout pas qu’il faille se passer de ce que les Anciens ont pu penser en leur temps !
Si on ne connaît rien, si on reste vierge de connaissances, le cœur est peut-être disponible au mystère qui se propose, mais l’attention avec laquelle on pourrait renoncer un instant à puiser à ce que l’on sait, n’a aucun champ d’exercice à disposition.
Elle reste comme endormie, absente, floue, vague. Et l’on est alors réduit à rester inattentif à ce que l’on perçoit. Inattentif signifie que l’on n’est pas présent à ce qui se passe et donc sans la capacité de trouver un rapport libre avec ce qui se passe.
On est soumis à ce qui se passe, comme dans un rêve dont on ne peut changer le cours.
C’est pourquoi, la connaissance des Anciens, il est bon de la connaître et de l’étudier.
Elle nous permet d’avoir quelque chose à laquelle on puisse renoncer un instant. Elle est comme cette glaise qui se donne au potier et dont il fait une jarre. Ne pas laisser la glaise faire ce qu’elle veut. Devenir le potier. Attentivement. Laisser la jarre apparaître et recueillir l’eau d’une source nouvelle.
Tenir la question sans essayer d’y répondre.
Laisser un instant dans le silence notre précieuse faculté de jugement qui sinon combine et associe ce que l’on sait pour conclure au plus vite. La laisser suspendue dans la question qui se présente, au profit des perceptions, ouvertes sur le monde.
C’est en ces moments durant lesquels la pensée est suspendue que naissent l’Eurêka d’Archimède prenant son bain et l’illumination de Newton observant, dit-on, une pomme tomber.
Cette attention qui, d’une part, renonce un instant à chercher dans ce que l’on sait déjà de quoi comprendre ce qui se passe aujourd’hui et qui, d’autre part, s’ouvre au monde par les sens sans espérer une réponse, n’est autre que de l’amour. L’amour ne se justifie d’aucune condition et ne se projette dans aucun résultat. Cette attention, c’est de l’amour pour ce qui est là et qui s’offre à nous à travers les sens. De ce point de vue, amour et attention sont synonymes.
Notre précieuse faculté de jugement nous avait conduit à penser comme ceci ou comme cela ce qu’il fallait percevoir. Elle nous avait aveuglée quant aux perceptions. Ce que l’on croyait avoir perçu était un peu distordu par un point de vue insuffisant. On ne voyait pas bien.
Mais à présent le bien que l’on voyait mal est remis à la place et l’on comprend que le mal est à l’amour ce que le mystère est à l’intelligence.
Guillaume Lemonde