RESPECTER L’INTIMITÉ DES ENFANTS
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Pédagogie
- Date 24 novembre 2023
RESPECTER L’INTIMITÉ DES ENFANTS
Lorsque nous mettons un enfant au monde, il entre dans la vie, mais également dans la société des hommes (1). Il est voué à se développer, à grandir, à se reproduire, mais aussi à participer à cette société. Or, toute la difficulté éducative vient de ce que ces deux destinations ne sont pas superposables. Elles ne s’accordent pas l’une avec l’autre de manière évidente :
En ce qu’il entre dans la vie, l’enfant a besoin d’apprendre à se débrouiller dans la vie… Hannah Arendt (2) nous dit que si la pédagogie s’en tenait à cet unique aspect, elle ne serait rien de plus qu’une simple fonction de la vie : elle serait là uniquement pour protéger cette vie, assurer sa subsistance et donner à l’enfant les moyens de devenir autonome.
Cette qualité de la pédagogie, c’est l’instruction. Nous instruisons les enfants et leur donnons à acquérir des savoirs. Savoir manger, se laver, s’habiller, lire, écrire, compter, etc.
Les buts de l’instruction sont les mêmes pour tous les enfants. En ce qu’ils entrent dans la vie, ils n’ont aucune particularité à faire valoir. Ils sont d’emblée pris en compte par l’instruction, du fait même qu’ils sont entrés dans la vie. D’ailleurs, les chatons, avec leur mère, apprennent eux aussi à se débrouiller pour assurer leur subsistance. Tous les chatons doivent le faire. Et de ce point de vue, le plus tôt ils apprennent, le mieux c’est. Ainsi, la tendance à vouloir rendre les enfants autonomes le plus vite possible vient de ce qu’on les voit entrer dans la vie…
… en oubliant qu’ils sont également destinés à faire société et que cela suit une tout autre logique pédagogique. Une logique opposée (3).
En effet, entrer dans la société constitue un enjeu fondamentalement autre. La société ne se régénère pas d’elle-même comme la vie. Elle est le résultat de ceux qui nous ont précédés et comme résultat, elle est vouée à disparaître, tout comme ceux qui ont disparu, si de nouveaux hommes ne viennent pas la régénérer en apportant à chaque génération de nouvelles impulsions.
La société est régénérée par les générations à venir. Elle se régénère à partir de l’avenir. Ainsi, chaque enfant porte avec lui quelque chose de nouveau pour la société. Quelque chose de tellement nouveau que cela est forcément inconnu de ceux qui sont déjà là et qui déjà apportent à la société telle qu’elle est devenue, ce qu’ils aimeraient y voir.
Or, chaque nouvelle impulsion est à chaque fois unique en soi, unique puisque, dans sa nouveauté, ne ressemblant à rien d’existant. Ainsi, lorsque nous considérons les enfants comme destinés à faire un jour société, c’est ce qu’ils ont d’unique que nous prenons en compte. Chaque enfant est particulier, original, et porte plus profondément encore que ce que nous pouvons reconnaître de leurs caractéristiques personnelles, une incomparable présence en train d’advenir. Celle-ci s’ignore encore et nous l’ignorons aussi, tant elle est nouvelle et unique, mais si la société des hommes nous importent, nous en sommes responsables. Il nous incombe de donner à cet avenir le temps d’advenir.
Cette originalité en train d’advenir, chaque enfant la porte en une intériorité plus intérieure encore que les états d’âme que nous pouvons identifier. Elle est plus intérieure que l’intériorité. C’est une « intériorité au superlatif », que nous appelons l’intimité : cet endroit où nous sommes seul avec nous-même et avec ce qui, venant de l’avenir, est plus grand que nous-même et nous connaît mieux que nous-même. Peu importe comment nous appelons ce plus grand que soi. C’est une présence qui porte en elle la faculté d’un renouvellement sans fin. Elle est nous-même dans toute notre potentialité latente et nos talents encore à venir. C’est notre être qui depuis l’autre extrémité de la vie s’incline vers la personne que nous sommes aujourd’hui.
L’intimité de l’enfant est le trésor le plus sacré qui soit, un trésor dont nous avons à prendre soin.
Cela implique de respecter chez les enfants ce qui vient de l’avenir, de ne pas brouiller ce qu’ils portent dans leur intimité avec ce que d’autres plus âgés qu’eux sont en train de porter à partir de cette intimité dans le monde.
La société des hommes est par nature le lieu d’un combat permanent, entre le passé et l’avenir, entre les anciens et les modernes. Elle est en permanent renouvellement. Aussi est-il capital que l’école soit un espace social transitionnel entre la famille et la société des hommes, un espace où ce qui vient de l’avenir en eux ne soit pas souillé par les combats qui se jouent au-dehors. Les combats du dehors, même s’ils sont actuels, sont pour les enfants forcément déjà d’arrière-garde. Nos aspirations sociales, nos jugements de valeur, nos points de vue sont pour les enfants et les jeunes d’aujourd’hui exactement ce qu’ils mettront en question plus tard ! Autant dire que les jugements personnels auxquels les professeurs aimeraient parfois voir les enfants et les jeunes adhérer, n’ont pas leur place à l’école. Les campagnes de sensibilisation n’y ont pas leur place. Ces jugements de valeur apportent du désordre là où la jeunesse a besoin de calme :
- Dans la petite enfance, les jugements de valeur que les adultes expriment au sujet des gens et de la vie (“Celui-ci est stupide”… “La vie est dure”…) ou même qu’ils sollicitent chez les enfants interrogés en permanence au sujet de leurs préférences (“Tu préfères t’habiller comment aujourd’hui ?” – sans même parler des aberrations sexuelles prônées par l’OMS), abîment l’intimité des enfants. Cela provoque une effraction en leur intimité encore si vulnérable. Cela les déstabilise dans leur monde intérieur en formation. Les enfants, déstabilisés de la sorte, se rattrapent alors comme ils le peuvent en affirmant à leur tour un point de vue encore maladroit. Ils le font à travers des cris, de l’entêtement et des colères bientôt ingérables. Les petits enfants, porteurs des forces d’avenir, ont besoin de vivre, à l’école, une forme de société où le passé n’est pas remis en question, c’est-à-dire une société faite d’habitudes, de rythmes ; une société protégée, où les adultes n’ont à leur transmettre aucun point de vue, mais la régularité d’un quotidien, où la vie est bonne à vivre, au point qu’elle n’a pas à être remise en question dans ses formes quotidiennes.
- À l’école primaire, le point de vue personnel que le maître pourrait faire valoir, sape un autre aspect de l’intimité enfantine. Il sape la perception que les enfants peuvent intimement se faire du monde. Les enfants de la primaire ont besoin d’un adulte qui fasse autorité non par son point de vue, mais par sa capacité à leur faire découvrir le monde comme un tout cohérent, c’est-à-dire un monde profond, où tout est à sa place et en correspondance. C’est la beauté du monde que les enfants de la primaire ont besoin de rencontrer. Faute de quoi, ils focalisent sur des détails et deviennent de petits experts bornés et pointilleux fonctionnant par slogan et ne pouvant juger des choses sans en préjuger.
- À l’adolescence, ce que le point de vue des adultes provoque, ce sont des prises de position fermant les jeunes à la découverte de l’altérité. Les jeunes n’ont pas besoin du point de vue des adultes, mais de leur présence en toute circonstance pour rencontrer les faits du monde, des faits au sujet desquels le point de vue du professeur reste en sourdine. Là où les révolutions remettent en question les faits du monde, les jeunes ont besoin de rencontrer, à l’école, une forme de société conservatrice (4), une société faite de règles claires, préétablies, c’est-à-dire exemptes d’arbitraire.
L’école, cette société intermédiaire entre la famille et celle des hommes, doit nécessairement faire le sacrifice du point de vue personnel que les enseignants pourraient vouloir transmettre aux élèves. Les éducateurs, car il s’agit bien d’éducation et non plus d’une instruction, ont à laisser au portemanteau leurs combats personnels et leurs jugement de valeurs pour offrir aux enfants un sol stable, c’est-à-dire la société telle qu’elle est devenue et non telle que chacun aimerait la voir à sa manière. Ils sont, devant les enfants et les jeunes, les représentants de cette société telle qu’elle est devenue. Par-delà leurs propres sentiments, ils la représentent, ils l’incarnent.
« Les enfants, je vous présente notre monde. J’en suis le représentant ».
Se tenir dans cette fonction, demande au pédagogue de l’amour pour la société des hommes. Et c’est à cet amour que les enfants et les adolescents viennent trouver de quoi s’unir au monde dans lequel ils auront à œuvrer. C’est un amour pour la société telle qu’elle est devenue, c’est-à-dire pour tout le passé qui s’offre comme un sol stable, comme un précieux héritage. Les contes et légendes, les mythes, l’Histoire, la géométrie, les mathématiques que nous ont légués des générations de mathématiciens, la chimie, la physique, la biologie, l’astronomie, la grammaire et la syntaxe, la littérature, la philosophie, bref, des faits qui nous sont offerts pour que nous apprenions à nous tenir dans le monde. Des faits que nous n’avons pas à tordre avec nos projections personnelles. Des faits, qui sont attaqués aujourd’hui par un fanatisme venant déverser son idéologie jusque dans les classes enfantines.
Ce fanatisme nuit directement aux enfants, jusque dans leur intimité. Promettant de les libérer d’un constructivisme aliénant, il les aliène en réalité à eux-mêmes. En remettant en question, jusqu’aux faits de la biologie (sans même parler de l’Histoire révisée au gré de nos anachroniques points de vue, de la littérature épurée de textes qui ne correspondent pas à ces mêmes points de vue, et de la syntaxe devenue folle), il supprime le sol stable dont les enfants ont besoin pour faire advenir qui ils sont dans la société. Il s’attaque à ce que les enfants ont d’intimement original et qui pourrait un jour être, pour la société, une saine force de régénération.
Au moment même où il pénètrent dans l’école, les combats idéologiques qui parcourent notre société, deviennent antisociaux.
Il est essentiel de prendre soin de l’intimité des enfants.
Guillaume Lemonde
note 1: est-il nécessaire de préciser que “homme” désigne un représentant de l’humanité, qu’il soit mâle ou femelle ?
notes 2, 3 et 4 : Hannah Arendt, la crise de l’éducation.
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.