ÉLEVER L’ENFANT POUR LUI-MÊME
« Flaubert a dit que la vie doit être une éducation incessante, qu’il faut tout apprendre, depuis parler jusqu’à mourir (1). Livrée au hasard, cette longue éducation dévie à chaque instant. Les parents mêmes n’ont pas, le plus souvent, une idée exacte du but de l’éducation. Quel est l’idéal moral proposé à la plupart des enfants dans la famille ? Ne pas être trop bruyant, ne pas se mettre les doigts dans le nez ni dans la bouche, ne pas se servir à table avec les mains, ne pas mettre, quand il pleut, les pieds dans l’eau, etc. Être raisonnable ! Pour bien des parents l’enfant raisonnable est une petite marionnette qui ne doit bouger que si on en tire les fils ; il doit avoir des mains pour ne toucher à rien, des yeux pour ne pas pétiller de désir à tout ce qu’il voit, des petits pieds pour ne point trotter bruyamment sur le plancher, une langue pour se taire. Beaucoup de gens élèvent leurs enfants non pour les enfants mêmes, mais pour eux. J’ai connu des parents (…) qui ne voulaient pas que leur fils prît tel ou tel métier (par exemple celui de vétérinaire) parce que ce métier leur déplaisait à eux, etc. Les mêmes règles dominaient toute leur conduite envers leurs enfants. C’est l’éducation égoïste. Il est une autre sorte d’éducation qui prend pour but non plus le plaisir du père, mais le plaisir du fils apprécié par le père. Ainsi un paysan, qui a passé toute sa vie au soleil, considérera comme un devoir d’épargner à son fils le travail de la terre ; il l’élèvera pour en faire un petit bureaucrate, un pauvre fonctionnaire étouffant dans son bureau, qui s’en ira mourir phtisique dans quelque ville. La vraie éducation est désintéressée : elle élève l’enfant pour lui-même, elle l’élève aussi (…) pour l’humanité entière. » (2)
Ces lignes sont de Jean-Marie Guyau philosophe qui a rencontré une reconnaissance internationale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. La préoccupation principale de Guyau est l’éducation morale dont il développe l’aspect social de la même manière que Kant dans ses Réflexions sur l’éducation :
« Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’idée de l’humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir ». (3)
« Il faut faire comprendre à l’enfant que la réalisation de son moi social, passe par l’élargissement de ses sympathies vraiment humaines et de ses intérêts vraiment humains. Il faut que l’enfant se sente continuellement en communication étroite avec la société entière dont il fait partie et que son moi devienne ainsi de plus en plus identique à celui de tous. Il y a quelque chose de nous dans les autres hommes, et ce n’est pas sans raison que nous nous sentons dégradés à nos propres yeux par quiconque dégrade l’humanité ». (4)
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De ces textes, nous avons fait ressortir en gras certaines phrases.
« La vraie éducation est désintéressée : elle élève l’enfant pour lui-même, elle l’élève aussi (…) pour l’humanité entière. »
– Une vraie éducation qui puisse être désintéressée, implique une éducation de l’éducateur. L’éducateur se met en disposition de ne pas se projeter en l’élève, ni faire de lui un faire-valoir ou la source de sa satisfaction. Comment exercer la confiance de telle manière que l’on soit avec l’enfant sans que la peur de l’avenir ne vienne orienter nos choix et nos actes ? Comment exercer la persévérance de telle manière que les obstacles pédagogiques rencontrés ne soient pas l’occasion d’un abattement dont on tiendrait l’enfant responsable ? Comment exercer la profondeur, de manière à ce que nous ne restions pas focalisé sur un aspect problématique, aveugle à la perception de tout ce que l’enfant démontre de lui-même ? Comment exercer la stabilité intérieure de manière à ce que les sympathies et les antipathies ne soient pas le moteur de nos actions ? (ces questions sont abordées lors de la formation à la démarche Saluto)
– Élever l’enfant pour lui-même, conformément à lui-même, implique de se demander ce qu’est ce « lui-même » ? À quel endroit l’enfant est-il fondé en lui-même ? Guyau évoque dans son livre Éducation et hérédité, l’influence qu’ont la société et l’hérédité sur chaque enfant, l’une et l’autre déterminant pour beaucoup son comportement. Or, là où l’enfant est influencé voir déterminé par la génétique et le milieu social, il est un produit de la génétique et de son milieu social. Ce n’est pas l’enfant pour lui-même que nous rencontrons lorsque nous essayons de le comprendre d’après sa génétique (ou d’après les neuro-sciences qui n’existaient pas du temps de Guyau) et son milieu social. Ce que nous rencontrons alors, c’est un contexte biologique et social dans lequel l’enfant pour lui-même demande à être découvert.
L’enfant, pour lui-même, n’est pas ce que l’on peut comprendre d’après une antériorité déterminante. À vrai dire, à chaque fois que nous pouvons comprendre le comportement d’un enfant, ses désirs, ses peurs, ses frustrations, etc., nous observons un contexte extérieur ou intérieur, mais pas l’enfant pour lui-même. Celui-ci, à ces moments-là, nous reste étranger. L’enfant, pour lui-même, n’est pas non plus, et pour la même raison, ce que l’on peut attendre des suites de nos actions pédagogiques. En effet, ce que l’on peut attendre de nos actions pédagogiques n’est que la projection d’un effet et donc d’une antériorité. L’enfant, lui, dans ce qu’il a d’essentiellement unique, se rencontre au présent. Il est entièrement présent là où nous avons tendance à rester aveuglé par le contexte intérieur et extérieur auquel il participe.
L’enfant pour lui-même ne s’explique en rien d’après le passé. Seul le contexte s’explique à partir du passé. L’enfant, lui, advient dans ce contexte, s’explique avec ce contexte, se débat parfois même avec ce contexte et apprend à prendre pied en lui. Il est influencé par ce contexte, par ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, ce qu’il comprend. Il est soumis à tout cela et pourrait s’y enfermer si l’éducateur ne venait pas s’interposer pour lui offrir un espace dans lequel son être puisse se révéler :
Là où le petit-enfant est pris par ses désirs qui le déterminent au point de ne plus pouvoir s’ouvrir à ce qu’il ne désire pas, l’éducateur apporte du rythme : c’est lui qui donne à la vie, du fait des rythmes qu’il installe, une respiration indépendante du désir du moment. L’heure du coucher, du repas, du bain, de la sortie, etc, sont données par la vie et font contrepoids à ce que le psychisme détermine en l’enfant.
Là où l’enfant de l’école primaire pourrait forger un point de vue d’après ce que les sentiments lui disent du monde, un enseignant se présente comme celui qui dit comment sont organisés la journée, le cartable, le pupitre, le cahier. Il va mettre en rapport des éléments du monde indépendamment des préférences de chacun, au-delà des sympathies et des intérêts de chacun (comme l’écrit Fouillée), mais pour eux-mêmes, selon les lois du monde.
Là où l’adolescent pourrait vouloir conformer la réalité du monde à son point de vue, l’enseignant va apporter des faits qui ne dépendent pas de son point de vue, qui l’élargissent, au contraire. Il ne va pas apporter un nouveau point de vue, mais des faits qu’il s’agit de comprendre et auxquels il faut se conformer indépendamment de ce que l’on en pense et des valeurs que l’on croit avoir. Suivre une règle de rédaction, avec son introduction, sa thèse et son antithèse, suivre une règle de mathématiques, suivre la pensée d’un philosophe, apprendre la chronologie de l’Histoire, exercer un art, se confrontant ainsi à une matière brute, à une pierre que l’on sculpte, à une couleur que l’on peint sur une feuille, à son propre corps que l’on bouge, etc.
L’être de l’enfant, là où il est lui-même, se découvre dans cette rencontre que l’enseignant provoque avec le monde. Il advient dans cette rencontre.
Partout où l’enfant et l’adolescent sont conduits à s’élargir au-delà de ce qu’ils désirent, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils perçoivent, c’est eux-mêmes, dans leur plus intime essence, qu’ils rencontrent. Ils se révèlent dans cette attention que les éducateurs leur demandent d’exercer, et dans ce lien à la vie, au monde, à l’autre, et finalement à l’humanité entière.
Guillaume Lemonde
BIBLIOGRAPHIE
1- PENSÉES DE GUSTAVE FLAUBERT, Louis Conard – Libraire-éditeur, Paris, 1915.
2- Jean-Marie Guyau, ÉDUCATION ET HÉRÉDITÉ, ÉTUDE SOCIOLOGIQUE, Félix Alcan Editeur, Paris, 1889.
3- Kant, RÉFLEXIONS SUR L’ÉDUCATION, Paris, Vrin, 2000, p. 107.
4- Fouillée, LA MORALE, L’ART ET LA RELIGION D’APRÈS GUYAU, 8e éd., Paris, Alcan, 1913, p. 223.