C’EST EN AIMANT QUE L’ON RENCONTRE LA MORT
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Exercices pratiques, Présence et attention
- Date 1 novembre 2022
C’EST EN AIMANT QUE L’ON RENCONTRE LA MORT
(un article dans l’ambiance de la Toussaint)
La mort, lorsqu’on l’évoque, fait peur.
Elle est vêtue de noirs oripeaux. Son ombre est froide comme le marbre, sombre comme le plomb. Elle n’est pas bienvenue dans nos conversations. Au mieux, on chuchote en sa présence. On échange quelques mots au sujet de celui qui a disparu. Des images de lui nous reviennent et nous hantent un moment. On tourne les pages du livre de sa vie que l’on connaît si mal et l’on reste là, à contempler un destin devenu soudainement immobile.
Tandis que le passé nous revient et que le défunt s’attarde, chacun sait que, dans la farandole macabre, celui qui a rendu l’âme ne se tient qu’à quelques danseurs de distance. C’est pour ça qu’on chuchote. Mais on s’empresse de retourner à ses affaires. On bouge, on s’agite, on se dispute pour un bien ou une opinion. Bardé de certitudes, on s’accroche à des principes ou des valeurs qui nous sont essentielles. Des valeurs que l’on pense éternelles et qui pourront peut-être nous servir de bouée lorsqu’il faudra plonger. Certains essaient même de se prolonger d’une lignée ou d’une création.
Mais vu sous cet angle, nous jouons dans une tragédie grecque.
Même le plus grand roi perd sa couronne à la fin. Il a beau s’organiser pour se rassurer, devenir célèbre et construire un empire, tout ce qu’il fait le projette dans un résultat vain. D’autant plus vain qu’en se projetant dans l’espoir de ne pas être oublié, il place son énergie ailleurs que maintenant et déserte le seul moment qui comptera lorsque la dernière seconde de la dernière minute sera arrivée.
C’est au présent que l’on meurt. Ce n’est pas plus tard qu’au présent, ni en vue d’un plus tard hypothétique, mais dans un instant qui ne connaît pas de futur. Un instant placé au pied d’un mur mystérieux, d’un abîme insondable où même les plus solides espoirs de Paradis sont mis à l’épreuve (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?»).
Et d’ailleurs, cet instant suspendu ne connaît pas de passé non plus : que la vie ait durée quelques années ou un siècle, c’est le même présent que l’on percute.
Si avec la plus ferme attention, nous parvenions dès maintenant à rencontrer la vie avec cette évidence que la dernière minute est arrivée, combien différents seraient les actes que nous poserions.
Lorsqu’on se tient du côté de la mort, on ne peut pas compter sur les effets que nos actes peuvent avoir sur les autres et sur le monde, il n’y a plus de calcul. Il n’y a plus non plus la possibilité de rattraper un jour ce que l’on aurait négligé. On ne s’attarde pas à espérer, à laisser ce qui nous ennuie pour plus tard, pour quand on aura du temps.
Quand on est au présent, on s’engage, on se lie, on aime.
Il n’y a plus d’ennui ni de rêves pour occuper le vide que forme notre passivité. On s’éveille à ce qui est. On n’attend pas que l’autre change ou comprenne enfin ce qui nous est important qu’il comprenne. On n’attend pas de jours meilleurs. Quand on parvient à rencontrer la vie avec cette évidence que la dernière minute est arrivée, il n’y a pas de meilleur jour que le jour d’aujourd’hui et ce n’est pas comment l’autre pourrait être mieux qui compte, mais ce que l’on peut offrir maintenant à la plénitude de son être. Au présent, on ne s’intéresse pas aux imperfections que l’on reconnaît et que l’on voudrait voir disparaître plus tard. Il n’y a pas de plus tard. On s’adresse à ce qui chez l’autre est bon et sain.
Prenez la pire crapule. Au présent vous ne la jugerez pas. Ce qui juge, en nous, c’est ce qui veut les choses autrement qu’elles ne sont et qui exerce son point de vue pour exister un peu. Cela agit en nous avec l’espoir que le meilleur vienne. Cela se bat et se démène. Pourquoi pas, finalement… Mais cela ne voit pas le meilleur dans ce qui est déjà là et qui pourrait être nourri si nous nous engagions pour lui. Voyez-vous, nos jugements ne passeront pas le seuil.
De même, il n’y pas de meilleur monde au monde que le monde dans lequel nous sommes, pas de meilleur endroit pour être avec lui. Cependant toute la difficulté réside à être avec lui, à être présent à lui, à se donner tout entier à lui.
Par exemple, lorsque nous avons un projet et que nous avançons avec celui-ci, sommes-nous en mesure d’être avec lui maintenant inconditionnellement dans le pas que nous faisons, déblayant un chemin qui lui permet d’advenir, ou sommes-nous en train d’espérer que se manifeste au bout du compte ce que nous en attendons nous-même ? Sommes-nous engagé pour lui maintenant ou pour le bénéfice que nous allons en retirer plus tard ? Allons-nous être déçu s’il ne se réalise pas ?
L’un exclut évidemment pas l’autre. Toutefois, tout dépend du point de vue que l’on adopte. Il y a le point de vue naturel qui espère que ça ira mieux plus tard alors que naturellement tout converge vers la décrépitude et la mort. Il y a le point de vue surnaturel qui reste avec ce qui est et qui n’a plus à espérer ou à regretter. Au présent, on n’espère rien. On accueille. Ce qui espère, c’est la part de notre nature qui ne parvient pas à être au présent et qui a peur de mourir. Ou de vivre… puisque c’est au présent que l’on vit.
Ainsi, apprendre à être présent, c’est apprendre à vivre et c’est apprendre à mourir.
Et l’on comprend que cette attention que l’on porte au monde sans avoir d’attente, cette attention qui laisse libre tout en se donnant complètement, cet amour, se tient du côté de la mort.
C’est en aimant que l’on rencontre la mort et c’est en aimant qu’on la traverse. Le passage n’est pas linéaire. Il n’y a, sur le seuil, ni avant ni après. On quitte le temps chronologique pour plonger dans une géométrie temporelle nouvelle. C’est comme aller au centre d’un cercle et le voir ressurgir à l’infini. Quand on se tient au présent, tout est là, l’avant et l’après, tout en même temps. Un retournement qui s’opère, un changement de plan auquel l’amour préside, comme à tout instant dans la vie lorsque l’on s’engage pour ce qui est et non pour ce que l’on aimerait qui soit.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.