LA FLÈCHE DU TEMPS
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Relation thérapeutique, Temporalité
- Date 22 septembre 2023
LA FLÈCHE DU TEMPS
Le temps semble s’écouler toujours dans la même direction : les événements se succèdent et laissent une trace dans notre mémoire, qui reste évidemment vierge de ceux qui ne se sont pas encore produits. Ainsi, il nous est naturel de dire que le passé précède le futur. Tout aussi naturellement, nous cherchons à comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui en nous tournant vers un passé plus ou moins proche. Pour nous, le principe de causalité, qui énonce que tout phénomène a une cause, est orienté par la flèche du temps (1). Il ne viendrait pas facilement à l’idée que la cause puisse se trouver après sa conséquence.
Il est donc tout à fait logique que nous commencions par faire une anamnèse lorsque nous cherchons à comprendre un problème exposé lors d’une consultation. De même, lorsque nous connaissons les rapports qu’entretiennent les causes avec leurs effets, nous pouvons formuler des pronostics. Pour ce faire nous puisons aux connaissances validées par la démarche expérimentale telle que définie par le chimiste Michel-Eugène Chevreul (2), puis développée par Claude Bernard (3) en médecine et en biologie, tandis que Durkheim (4) et Freud l’ont incorporé dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Nous n’interrogeons que rarement la flèche du temps. Elle nous semble tellement évidente que nous ne la posons pas en préambule de nos investigations. Elle se tient là, tel un axiome, telle une évidence non démontrée sur laquelle se fondent nos raisonnements. C’est pourquoi nous oublions que les découvertes permises par les sciences expérimentales ne peuvent dépasser le cadre de cet axiome. Elles ne peuvent connaître de l’humain que ce qui est inséré dans la flèche du temps. Autrement dit, si quelque chose de notre nature devait ne pas être inséré dans un ordre chronologique du monde, cela ne pourrait pas être mis en évidence par les sciences expérimentales.
Or, que se passe-t-il si nous pensons les événements comme la conséquence d’autres événements les ayant précédés ?
Si tout événement est la conséquences d’autres événements l’ayant précédé, alors rien de nouveau ne peut jamais survenir. Si l’évènement A est dû à l’évènement B, alors A est la prolongation de B. Il est de même nature que B. À la rigueur, si A est dû à l’action conjointe de B et de C, alors A est le prolongement de B et de C qui se recombinent en A, et on obtient du B et C « tout pareils » organisés autrement en A. Ce qui nous semble alors nouveau, à l’image d’un Rubik’s Cube auquel on donne une nouvelle combinaison, reste la même chose dans un autre ordre.
On retrouve ce principe dans la compréhension que nous nous faisons aujourd’hui de la recombinaison génétique. L’enfant est vu comme le produit de la recombinaison des patrimoines génétiques de ses parents. Cette recombinaison étant rendue possible par le hasard présidant à la rencontre de ses parents, certains diront que ce hasard est justement un facteur d’originalité et que du nouveau survient grâce à lui. Mais en restant conséquent avec le point de vue selon lequel les événements qui nous arrivent sont forcément l’effet d’une antériorité, le hasard lui-même disparaît. Il n’est que l’expression de notre ignorance des causes (5) ? A ce compte-là, même les actes, les pensées, les croyances, les sentiments de n’importe quelle personne devraient pouvoir se prévoir avec une assez grande fiabilité. Il suffirait de posséder assez de données et de les mouliner dans un algorithme assez puissant. Des unités de recherche en neurosciences travaillent sur ce sujet.
Ce point de vue, à la base de toute recherche expérimentale, est radicalement déterministe.
Lorsque nous restons conséquent avec la flèche du temps, nous devenons déterministe. Or, avons-nous conscience que nous adoptons ce point de vue à notre insu à chaque fois que nous cherchons à comprendre ce qui, dans le passé, explique ce que vit la personne se présentant en consultation ? En essayant de trouver l’événement déterminant qui ferait sens, nous perdons de vue la personne qui est avec nous, puisqu’elle devient elle-même le jouet de facteurs contextuels l’ayant déterminée.
Bien-sûr, il est tout à fait naturel de chercher à comprendre ce qu’une personne peut vivre en interrogeant le contexte de son épreuve. Il est même essentiel de prendre connaissance de l’anamnèse. Mais lorsque la cause de ses épreuves nous semble devoir uniquement être décelée dans ce qui s’est passé, alors nous nous condamnons à ne pouvoir prendre en compte qu’un contexte déterminant, qu’il soit biologique, héréditaire, familiale, professionnel, etc.
Si nous sommes conséquents, le seul recours que nous ayons alors, pour améliorer la vie des gens, est de changer le contexte : changer la biologie, le patrimoine génétique, les insuffisances corporelles, le langage, l’écriture, les normes sociales, les croyances, etc. Notre pratique devient symptomatologique. Elle s’astreint à modifier ou à supprimer ce qui dérange, tout en oubliant l’être qui subit l’épreuve, faute de lui trouver quelque consistance.
Il est évident que notre contexte nous détermine plus que nous ne l’imaginons et ces lignes ne sont pas là pour dénigrer les avancées de la médecine, de la psychologie expérimentale et de leurs moyens. Si nous devons exposer ici ces considérations, c’est pour mettre en avant l’originalité de l’entretien thérapeutique, qui reste incompréhensible tant que nous nous en tenons à considérer l’humain selon la seule flèche du temps.
En effet, à quoi peut donc servir un entretien avec quelqu’un, qui, du fait de l’unilatéralité du point de vue causal, ne peut être que le jouet de son contexte de vie ? Dans ces conditions, un tel entretien ne pourra servir qu’à ce que le psychologue et le médecin viennent à leur tour interagir avec ce contexte en y ajoutant leur grain de sel. Pour l’un, ce sera avec un cadre de référence et les échos que l’histoire entendue provoquent en lui, pour l’autre, ce sera avec des médicaments. Or, comme cette interaction est parfois plus rapide et facile à atteindre avec des médicaments – en tout cas en ce qui concerne les syndromes dépressifs et l’anxiété – il n’y a aucune raison pour que la rencontre soit bientôt totalement évacuée au profit d’une médication.
Les bons standards de la pratique médicale exigent des temps de consultations toujours plus courts. « Être plus efficace en un minimum de temps », « le temps, c’est de l’argent ». Ces devises sont tout droit sorties de ce que la pensée qui a conduit aux sciences expérimentales a fait de l’art de guérir : avec les sciences expérimentales nous avons appris à identifier le contexte problématique, le virus, la bactérie, le traumatisme psychologique… et nous savons toujours mieux comment agir dans ce contexte pour supprimer ce qui fait épreuve. Mieux signifiant, vite et bien.
Il nous reste désormais à découvrir ce qui en l’humain est capable de traverser l’épreuve. Supprimer l’épreuve, cela se fait en agissant contextuellement (dans le contexte extérieur comme dans le contexte psychique intérieur). C’est une action périphérique à l’être qui vit l’épreuve. Selon ce point de vue, il est livré à ce qui lui arrive et quelqu’un vient l’aider à remettre de l’ordre dans ce qui s’est passé. Traverser l’épreuve est une tout autre affaire, puisqu’à ce moment-là, ce qui est interpelé en nous n’est pas ce qui est empêché mais ce qui peut se déterminer. Or, ce qui peut se déterminer n’est pas ce qui a réagi à un événement – la réaction étant évidemment portée par la flèche du temps – mais ce qui en dehors de tout déterminisme, peut être fondé en soi-même pour agir. Ce qui peut se déterminer, ce n’est pas ce qui est conditionné, mais ce qui inconditionnellement se manifeste au milieu de l’épreuve.
Lorsque nous disons : j’ai perdu confiance à cause de tout ce qui m’est arrivé, je n’ai pas assez de temps, car j’ai trop à faire, je suis découragé par les obstacles que je rencontre, etc. nous exposons ce qui en nous est conditionné. En nous exprimant ainsi, nous nous appuyons sur une antériorité pour expliquer notre état. Certes, nous prenons acte du contexte difficile. C’est très important de le faire. Mais en en restant là, essayant de justifier ce qui nous est arrivé à partir d’une antériorité, et d’expliquer comment cela a péjoré notre confiance, notre courage ou notre stabilité, nous comprenons peut-être beaucoup et cela a quelque chose de satisfaisant. Mais ce qui en nous a la possibilité d’apporter quelque chose d’original à cette situation, ce qui en nous se fiche des justifications, reste dans l’ombre.
Guillaume Lemonde
NOTES
(1) Ainsi nommée en 1928 par Arthur Eddington, THE NATURE OF THE PHYSICAL WORLD, New York, The Macmillan Company; Cambridge, Eng., The University Press.
(2) Chevreul Michel-Eugène, LETTRES ADRESSÉES À M. VILLEMAIN SUR LA MÉTHODE EN GÉNÉRAL ET SUR LA DÉFINITION DU MOT “FAIT”, Paris, Garnier Frères, 1856.
(3) Claude Bernard, PRINCIPES DE MÉDECINE EXPÉRIMENTALE, PUF, 1947, rééd. Paris, PUF, 1987.
(4) Émile Durkheim, LE SUICIDE. ÉTUDE DE SOCIOLOGIE, (1897), Paris, Payot, coll. “Petite Bibliothèque Payot”, 2009
(5) Comme l’écrit le physicien Pierre-Simon de Laplace, ESSAI PHILOSOPHIQUE SUR LES PROBABILITÉS, Introduction.
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.