LE CHEMIN DU PARDON
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Présence et attention, Relation thérapeutique
- Date 14 avril 2023
LE CHEMIN DU PARDON
Récemment, je ne vous conterai pas les faits qui n’ont en soi pas grande importance, quelqu’un a abusé de ma gentillesse ; de ma crédulité, peut-être, et de celle d’un de mes enfants. Toujours est-il que cette offense qui a été faite a réveillé d’un coup le souvenir de tout ce que cette personne m’a déjà fait vivre. Je croyais qu’elle avait changé et avais bien voulu l’aider alors qu’elle était dans une difficulté financière. Mais voilà, je ne m’attendais pas à ce retour de bâton. J’imagine que je devais compter qu’elle ait à mon égard quelque gratitude pour service rendu. Toujours est-il qu’au bout du compte, l’aventure se solde pour moi par un préjudice assez extraordinaire.
Tout ça pour vous dire que la colère dont je ne suis pas coutumier me consuma quelques jours. J’espérais, de la part de cette personne, sans pouvoir les demander, des excuses ou pour le moins qu’elle s’éveilla à l’immoralité de ce qui avait été fait.
Je n’aime pas cet état que j’ai rencontré quelques fois dans ma vie. Il y a un besoin urgent de compensation. Le mal subi demande à s’évacuer en se retournant vers l’envoyeur. Cette vengeance pourrait prendre de tristes formes. C’est pour cela que l’Etat prévoit des mesures judiciaires qui ne sont rien d’autres en la matière qu’une vengeance autorisée. Faire payer légalement celui qui a fait du mal. La justice, à ce niveau-là est un moindre mal, par rapport à ce qui sinon se ferait. Un moindre mal, c’est à dire un mal quand même… Ne nous attendons donc pas, en de pareils cas, que la justice soit juste.
D’ailleurs, dans ce cas précis, la justice ne reconnait pas le préjudice, ou du moins, la loi est aveugle à ce qui a été blessé. L’issue ne serait pas favorable, ni pour mon enfant, ni pour moi. C’est une situation telle que Kafka aurait aimé raconter, un paradoxe judiciaire tout à l’avantage de cette personne qui sait très bien en profiter.
Il y eut donc des jours sombres et des nuits blanches et puis, au troisième jour, enfin, j’ai retrouvé l’équilibre. Je m’étais écroulé, comme poignardé et gesticulais dans la fange, n’ayant que des insultes au coeur et de sombres pensées.
Au troisième jour, tout s’est donc retourné.
C’est cela que j’aimerais vous raconter…
Ce retournement n’a rien de rationnel. Il se vit comme une dilatation de l’être. Là où l’on vivait un affront et où l’autre était l’ennemi à remettre à sa place, là où l’on était jusque-là centré sur soi, espérant être compris et dédommagé, on peut s’ouvrir à la réalité de l’autre. Là où l’on voulait faire disparaitre l’affront grâce à une compensation à la hauteur du mal reçu et là où le pardon serait resté relatif à ce que l’autre aurait pu entreprendre pour réparer, on reste avec l’offense.
On reste avec l’offense.
Là est le secret… Rester au présent de l’offense… C’est à dire ne pas fuir dans l’espoir d’une compensation. Ne pas oublier l’offense, sans pour autant se lamenter ni suivre le besoin de faire payer l’autre (si on se lamente ou si on veut faire payer, c’est que l’on est déjà projeté plus tard, donc non au présent de l’offense!)
Rester avec ce qui est. La conscience s’élargit alors à toute la situation. Soudain il y a soi et l’autre dans un même tableau immobile. Toute l’attention jusque-là attirée par la blessure est libre de se tourner vers l’autre, sans avoir rien à attendre de lui. On est sans attente de compensation, car on parvient à rester complètement présent à l’offense qui a été faite (comme dit, le besoin d’une compensation vient quand il est difficile de rester au présent de ce qui se vit).
Et dans cette présence, où l’offense reste en conscience, sans attendre rien pour soi, puisqu’au présent de ce qui est à vivre, on s’ouvre à l’autre avec cette question qui s’élève alors dans l’âme : Qu’aura-t-il fallu pour que tu en viennes à faire cela ? Quel est le tourment qui te rend aveugle à ce point ? Quel malheur traverses-tu pour agir de la sorte ?
Ces questions n’ont rien de construites. Elles s’imposent quand on reste présent avec l’offense. Je le répète : être présent avec l’offense, c’est tout sauf laisser les pensées de compensation se déployer. C’est rester avec ce qui est et non fuir dans ce que l’on aimerait qui soit.
Présent de la sorte, en lien avec ce qui est, on se retrouve soudain en lien avec celui qui a offensé.
En lien signifie ici, que l’on est concerné par ce que vit cette personne. On est comme responsable, non pas de l’offense faite, mais de ce que l’on fera de ce qui s’est passé. Va-t-on réagir en proportion de l’offense qui a été faite ou trouver la présence qui offre de ne pas être l’instrument d’une vengeance ? Au présent, on devient disponible pour agir à partir d’un endroit en soi qui ne demande aucune condition pour le faire. On n’attend aucune repentance de l’autre, ni qu’il puisse souffrir à la hauteur de ce que l’on a vécu. Ce que l’on vit à ce moment-là est inconditionnel.
C’est une expérience inconditionnelle dans laquelle on peut rester avec l’offense et, pensant à la personne qui nous a fait du tort, porter en secret cette question : Quel est ton tourment ?
Ce processus est celui du pardon.
C’est un pardon capable de tout pardonner (le verbe «pardonner» signifie littéralement «donner complètement» – du latin per, et donare); un pardon qui se donne et que l’on ne cherche pas. Il répond inconditionnellement à la présence que l’on découvre tandis que l’on supporte l’affront sans chercher de compensation ; tandis que l’on supporte de vivre avec l’offense sans vouloir l’occulter, ni l’amoindrir ou la faire disparaitre ou encore réclamer une réparation. Juste la volonté d’être en lien et d’avoir mal avec celui qui a fait le mal que l’on a reçu. Un mal qui, néanmoins, ne nous altère pas, mais qui nous donne de compatir pour cet autre qui, comme nous, est un humain en train de faire une expérience d’humain. Nous sommes à cet endroit frère en humanité et l’on porte pour l’autre le mal qui a été fait sans le lui retourner. Vous l’aurez compris, ce mal que l’on ne retourne pas ne nous ronge pas pour autant.
(Il nous rongerait si l’on n’arrivait pas à rester au présent de ce qui est vécu et que l’on se forçait à ne pas vouloir de compensation. Ce serait un pardon forcé par quelque injonction morale).
Ici, le lien intime que l’on découvre avec cet autre, traverse le mal qui a été fait et le mal n’a plus la place de devenir le maître du jeu. Il s’évanouit.
Il peut s’être passé la pire des choses, cette chose a été faite, mais le pardon se donne. Il se donne comme en cadeau de la présence que l’on offre à ce qui a été fait. L’autre n’en saura peut-être jamais rien. Cela n’a aucune importance, puisque le pardon, quand il est porté par la présence, n’attend rien de l’autre. Il est une expérience intime, indépendante de ce que l’autre montrera ou non de repentance et de ce que la justice des hommes aura décidé.
Je précise encore une chose. Si vous m’avez suivi, vous aurez compris que le pardon n’est pas un oubli. On ne passe pas l’éponge, on ne ferme pas les yeux. On reste avec l’offense, bien présent, si bien qu’elle n’a plus de le pouvoir de nous pousser à réagir. Cette expérience est paisible, car absolument attentive. Ainsi, on devient, avec le pardon qui se donne, apte à agir en cohérence avec la situation. Non pas réagir, mais agir s’il convient de le faire. Là où l’on était aveuglé, il y a désormais de la lucidité. Si je précise cela, c’est que trop souvent, le pardon est compris comme une ardoise que l’on efface. Il n’en est rien. L’ardoise reste écrite. Ce que l’on remet, c’est la nécessité que l’autre rembourse cette dette.
Il est bien difficile d’exposer une telle expérience si peu intelligible pour notre raison, mais c’est ce que je voulais vous raconter en cette période de Pâques.
Bien à vous
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.
8 Commentaires
Merci
C’est une belle histoire de Pâques…il aura fallu vivre cette colère, cette rancune, cet esprit de vengeance, pour qu’au 3e jour il se passe ce retournement
A méditer… merci
Très bel article, très éclairant. Empeignée de culture et d’éducation catholique, le mot “pardon” a toujours eu un drôle de goût pour moi. Je pense que tel qu’on le présente dans les religions, le pardon n’a pas beaucoup de sens, justement parce qu’il demande “d’effacer l’ardoise”, ce qui m’a toujours paru peu réaliste, et irréalisable, en tous les cas pour moi. Une attitude qui implique à la fois d’être présent à sa blessure tout en étant ouvert à celle de l’autre, cela me semble le bon chemin pour approcher le pardon…merci !
Magnifique!
Merci pour votre témoignage qui résonne lumineusement dans notre monde actuel….
Bonjour et merci,
Le Major Davel, grande figure vaudoise, fut torturé avant d’être jugé et exécuté.
Il a fait preuve d’un courage et d’une résistance qui nous touche profondément à la lecture du récit.
Le tortionnaire était si décontenancé par la bravoure de sa victime qu’il lui demanda “souffrez-vous?”
Davel répondit “moins que vous”…
Même à distance d’une offense, ton éclairage est un précieux sésame : merci infiniment Guillaume !
Grand merci pour votre beau témoignage!
La religion catholique nous enseignait:
‘’ Pardonne et oublie ‘’
Dès aujourd’hui, le mot ‘’ pardon ‘’ a pris sa juste signification!
Supporter l’affront sans chercher de compensation: cela me paraît être un long chemin. Je vais essayer.