MICROSCOPE OU MACROSCOPE ?
MICROSCOPE OU MACROSCOPE ?
un article de Romain Wargnier
Il est une tendance à laquelle notre civilisation n’échappe pas, et cette tendance a des conséquences absolument fâcheuses en terme d’éducation : c’est l’attitude qui consiste à penser que l’on connaît quelque chose lorsqu’on l’a observé à l’aide d’un microscope. Je vais prendre un exemple concret tiré de l’enseignement de la minéralogie/géologie, afin d’illustrer ce que la démarche saluto peut apporter en contrepoids à cette attitude.
Si vous prenez un morceau de granite (roche issue du magma) et que vous le montrez aux enfants, la tendance « microscope » serait de croire qu’il vous faut sans cesse décomposer cette roche en ses plus infimes parties pour la connaître. Dans un premier temps, vous aurez recours à une loupe. Avec cela, on voit mieux ! Ensuite vous pourriez prélever un minuscule échantillon de granite et l’observer avec une loupe plus puissante encore, et ainsi de suite…jusqu’au microscope. Inutile de poursuive, la chose est sans fin, car on peut sans cesse, avec de puissants appareils, rétrécir le champ de vision pour y voir plus clair.
Plus clair, vraiment ?
S’il est vrai que nous voyons en très gros ce qui était peu ou pas perceptible à l’oeil nu, il y a quelque chose d’essentiel que nous perdons lors de cette observation. Ce que nous perdons, c’est le lien de ce minuscule détail qui lui-même en recèle une infinité d’autres avec le tout que constitue la roche dont nous sommes partis. Nous serons peut-être très heureux d’aboutir à une liste substantielle de descriptions détaillées sur ce que nous aurons observé, mais aurons-nous vraiment appris quelque chose d’utile pour la vie ? Aurons-nous rencontré la roche ?
Un enseignement de type microscope produit les plus grands dommages lorsqu’on le destine à des élèves avant 14 ans. A partir du moment ou l’enfant entre à l’école (je ne parle même pas ici de la maternelle!) son attitude naturelle à l’égard du monde est précisément celle-ci: il voit le monde au microscope ! Il attirera votre attention sur le minuscule point de craie blanche oublié sur le fond noir de votre tableau, se souviendra sans peine de la couleur des boutons de chemise que vous aurez donné à son voisin la veille pour le cours de calcul, se rappellera que dans l’histoire que vous aviez contée la couleur des pantoufles de la grand-mère était rouge ; un peu plus grand il se rappellera que dans une plante, il y a des éléments qui se nomment le pistil, les étamines, les carpelles, etc…
Suivant sa capacité de mémoire et d’attention plus ou moins grande, chaque enfant, pour faire simple, entre 7 et 14 ans, saura retenir du monde, de la vie, de votre enseignement, une somme plus ou moins importante de détails. Des points, en somme, qui auront particulièrement retenu son attention, sur lesquels il aura, pour une raison souvent affective d’ailleurs, focalisé. Tel le microscope sur la paillette de mica… Il disposera peut-être lui aussi, d’une belle collection d’informations sur le léopard ou la baleine, et plus il en aura, plus le professeur sera content. L’élève aura « appris ».
Mais qu’aura-t-il appris ?
Rien d’autre que cette conviction inconsciente : le monde est un chaos. Un chaos est une somme de détails dont aucun n’a au fond plus d’importance qu’un autre. Dans le chaos, il n’y a pas de relation entre les détails, l’expérience vécue est celle d’un monde morcelé, atomisé. Une mécanique avec des rouages, un monde de mort en somme. Or, le chaos, c’est ce que nous voyons du monde lorsque nous manque la capacité de percevoir que chaque détail s’inscrit dans une totalité plus grande que lui. Cette capacité, l’enfant la recherche précisément entre 7 et 14 ans, mais il éprouvera les plus grandes difficultés à la trouver si l’enseignement que nous lui dispensons ne lui en montre pas le chemin.
Ce qui serait nécessaire précisément à cet âge, c’est de se saisir peu à peu d’un macroscope intérieur. Mais comment procéder ?
Il y a naturellement de multiples chemins :
tous consistent non en un rétrécissement du champ de vision, mais au contraire dans son élargissement. Nous pourrions par exemple, après avoir pris un certain temps pour observer, décrire, dessiner notre roche granitique (car il ne s’agit pas non plus de négliger les détails!) attirer l’attention des enfants sur le fait que cette roche n’est pas tombée du ciel en l’état, mais qu’elle a, dans le temps, un avant et un après. Si nous remontions vraiment en amont dans le temps, nous découvririons que ce fragment que nous tenons entre nos mains faisait partie intégrante d’un massif montagneux. De là, nous pourrions passer à la description des chaînes de montagnes dans lesquels les granites constituent une part substantielle, comme les Alpes ou le Massif armoricain. Ainsi, en élargissant le regard, en prenant intérieurement un certain recul, l’enseignement de la minéralogie rejoint celui de la géographie.
Au lieu d’un monde morcelé, c’est un monde unitaire qui se révèlerait à notre regard. Non plus un chaos, mais un cosmos. Nous pourrions continuer encore et montrer aux enfants que les granites situés pour certains aux sommets de nos plus hautes montagnes ne se sont pas pour autant formés en altitude, mais qu’ils ont été pour ainsi dire hissés hors des entrailles de la terre : trop belle occasion d’évoquer la formation des montagnes d’une part, pour plonger ensuite dans les profondeurs de la terre au sein desquelles les granites sont nés par refroidissement du magma.
Nous pourrions ensuite évoquer leur devenir : par le jeu de l’érosion, les roches issues du magma sont vouées à l’émiettement. Elles se décomposent en sédiments toujours plus petits qui en se réagglomérant formeront de nouvelles roches, appelées sédimentaires (que nous observerons aussi en détail). Ces dernières à leur tour, en s’enfouissant peu à peu dans le sol, sous l’effet de la température et de la pression, se métamorphoseront en recristallisant sous la forme de roches métamorphiques, qui affleureront à leur tour à la surface, s’offrant à l’action de l’eau et de l’air, ou bien qui entreront en fusion au contact d’un magma pour peut-être à nouveau, refroidir lentement dans un endroit quelconque des profondeurs et redonner du granite. Nous aurions ainsi, pour terminer, une vue d’ensemble du règne minéral, qui nous apparaitrait alors non plus comme une infinité de morceaux séparés les uns des autres, mais comme une totalité en soi, tantôt revêtant tel visage, tantôt un autre. Au bout d’un moment, certains enfants pourraient même vous surprendre en vous disant : « Mais en fait, il n’y a qu’une seule roche ! »
Dans un second temps nous pourrions parler aux enfants du sol sur lequel les plantes, les animaux et les hommes vivent constamment. D’où vient-il, ce sol ? Il y a bien eu un jour un « premier sol » ! De là, nous parlerions à nouveau de l’action de l’eau sans laquelle aucun dépôt sédimentaire n’aurait pu survenir. L’eau, en érodant les roches et transportant les sédiments, a permis qu’un premier sol, un jour, se constitue, propice à l’apparition d’espèces végétales, qui en se décomposant à leur tour, l’ont enrichi en dépôts organiques et ont permis à d’autres espèces végétales de croître. Puis nous pourrions clore notre enseignement par élargir encore, en nous demandant ce qui met l’eau en mouvement. C’est le soleil, qui par la chaleur qu’il produit fait s’évaporer les masses liquides qui ultérieurement, par condensation, retomberont sous forme de pluie. Ainsi, sans soleil, pas de cycle de l’eau, et sans cycle de l’eau, tout simplement pas de sol !
Il y a littéralement une infinité de chemins possibles, mais je crois que ce développement montre assez ce que j’appelle observer le monde au macroscope. Il s’agit d’élargir par cercles concentriques le regard. Et cela, les enfants ne peuvent vraiment pas le faire sans nous. Ils ont besoin que nous les y aidions. Toutes les matières devraient, chacune selon leur spécificité, s’enseigner au macroscope entre l’âge de 7 et 14 ans. Ainsi, ce n’est plus la conviction que le monde est un chaos qui vivra dans le cœur des enfants, mais bien autre chose : ce monde est cohérent, tout est en interaction. Il est comme un organisme, chaque être y a sa place, comme dans le corps chaque organe. Et moi, aussi, en tant qu’être en devenir, j’ai part à ce cosmos.
Romain Wargnier