L’AMOUR N’ESPÈRE PAS
L’AMOUR N’ESPÈRE PAS
Suite à l’article RENONCER À VOIR LE MONDE CHANGER, j’ai reçu de nombreux messages et de belles questions. Beaucoup d’entre-elles concerne l’amour et l’espoir. Dans ce partage, je disais qu’aimer notre époque ne veut pas dire être d’accord avec ce qui se passe, ni même l’apprécier. Aimer, c’est être avec ce qui est, complètement, sans préférer autre chose à ce qui est. C’est renoncer à laisser un espoir se glisser entre soi et ce que l’on vit. Renoncer au filtre de ses espoirs…
J’aimerais revenir sur ce sujet tellement central. Cela demande de repréciser un certain lexique… Les mots espoir et amour ne renvoient pas à la même chose pour tout le monde.
AMOUR
on en fait souvent une chose assez sucrée, toute rose et douce, alors qu’il n’en est rien. L’amour est l’engagement par excellence. C’est un engagement tel qu’il n’y a aucun calcul, pas de bénéfice escompté, par de retour sur investissement. L’amour ne convoite pas, n’est pas envieux, n’attend rien.
Il est dans la présence que l’on offre au monde.
Il est au présent les sentiments qui sinon alternent.
Plutôt que de passer de sympathie à antipathie, il se tient au cœur des oscillations sentimentales. Il est la stabilité au cœur des sentiments, comme l’axe de la balance autour duquel oscillent les plateaux. C’est pourquoi les sentiments peuvent être amples lorsque l’amour est là.
Il est au présent des perceptions que nous avons du monde.
Plutôt que de focaliser sur un point en oubliant tout le reste, il se tient au cœur des perceptions, focalisant partout à la fois. Il est dans la contemplation du tout, percevant que ce tout est bien plus que la somme des parties.
Il est au présent du projet que l’on porte.
Plutôt que de se projeter soi-même dans un résultat escompté, il est engagé pour le projet au point de pouvoir rester avec lui à chaque pas. C’est le projet présent dans le pas que l’on fait qui donne la direction du prochain pas. Et c’est là que l’on peut parler de l’espoir : ce n’est pas l’espoir de réussir et les idées que l’on peut se faire de l’aboutissement du chemin qui portent celui qui aime, mais le projet lui-même. L’espoir et les idées que l’on se fait ne parlent pas du projet, mais de nous-mêmes nous projetant dans le projet. Avec l’espoir on s’occupe de la réussite, alors que le projet, lui, est déjà présent et entier dans le pas que l’on fait en ce moment vers lui. Il n’attend rien d’autre que de nous voir déblayer le chemin pour se manifester toujours mieux.
Quand on décide par exemple de quitter une situation trop compliquée, quitter un travail qui ne convient plus, ou quitter un pays où l’on n’a plus d’espoir (une lectrice de l’article RENONCER À VOIR LE MONDE CHANGER évoquait les migrants qui doivent quitter des situations terribles)… certes, c’est l’espoir que ça puisse être mieux ailleurs qui appelle un changement. Mais ce n’est pas lui qui nous met en mouvement : si on ne parvient pas à se lier totalement à la situation telle qu’elle est, on va se rêver ailleurs sans trop savoir où poser le prochain pas pour y parvenir. Avoir l’espoir que les choses changent ne change rien aux choses. L’espoir est l’attente passive de la réalisation d’une chose que l’on peut se représenter, alors que là il s’agit de ne pas attendre. Il s’agit de se mettre en mouvement pour une chose bien définie mais que l’on ne peut pas se représenter à l’avance, puisque c’est à chaque pas qu’elle va devenir de plus en plus visible. Ce n’est pas l’espoir mais une rage de vivre qui anime ces gens. Mais là encore le lexique est imprécis… Il ne s’agit pas de rage… La rage de vivre, c’est de l’amour brut.
C’est un engagement absolu à tout instant. Comme c’est à tout instant, et je repense en écrivant ces mots à un migrant qui m’a raconté son chemin, cela commence par l’amour pour l’endroit que l’on veut quitter… Car Aimer ne veut pas dire apprécier, mais être en lien. Être en lien avec cette situation ne veut pas dire être accroché, mais être responsable. Être responsable de la situation ne veut rien dire d’autre que de répondre de cette situation. Cela signifie que nous seuls pouvons décider de la suite à donner à cette situation. Décider… Non pas espérer mais décider. L’espoir vient comme un réconfort, mais il n’est pas le projet. Il peut même nous faire passer à côté du projet.
En revanche, il convient d’évoquer ici l’espérance.
« Cette belle espérance, qui consiste à croire sans preuve, à adorer ce qu’on ignore et à attendre avec ferveur ce qu’on ne sait pas du tout » Gustave Flaubert, Tentation,1849, p. 344.
L’espérance aime ce qui sera, quoi qu’il arrive. C’est, selon la formule d’une amie mienne, l’amour de tous les possibles !
L’espérance n’espère pas… Elle est amour et de ce fait n’est pas en train d’attendre quoi que ce soit.
« Au-dessus de l’attente est l’espérance, plus généreuse que l’attente, parce qu’elle renonce à la détermination des espoirs immédiats et des calculs inquiets pour offrir une large confiance inconditionnelle à un avenir accepté comme foncièrement bon. Elle implique un acte de foi métaphysique dans la qualité et dans la signification du temps, et, par lui, un désarmement intérieur, un abandon apaisant et actif. » Emmanuel Mounier, Traité du caractère,1946, p. 315.
Dans un autre lexique, l’espérance est un équivalent de la confiance (qui n’est pas l’espoir). La confiance, c’est une non-attente active. Je suis présent, actif, à n’attendre rien de déterminé. L’espoir étant l’attente passive de quelque chose de déterminé. Avec la confiance, tout est possible et de ce fait, tout est en ordre.
Alors à présent,
joignons à la confiance,
- ce qui est engagé dans le pas à pas pour un projet, sans se projeter dans un résultat ;
- ce qui peut contempler ce qui nous entoure sans focaliser sur une partie en oubliant le reste ;
- ce qui est stable dans le monde intérieur au point d’être uni aux autres quels que soient les sentiments qui s’expriment…
nous avons peut-être là une représentation de ce qu’est l’amour. Un amour qui par nature n’espère pas.
Guillaume Lemonde