INTERPRÉTATION D’UN RÊVE : LE PIGEON
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Démarche Saluto, Relation thérapeutique
- Date 26 janvier 2024
« Il y avait un énorme pigeon assis en face de moi à la table d’un restaurant. Il tournait la tête à droite et à gauche et me regardait de son œil inexpressif.» Ce rêve me poursuit, me dit une jeune femme un peu inquiète de ce que cela pourrait signifier. «Il me rappelle mon séjour à Venise, quand mon copain m’a quittée. Il y avait des pigeons partout». Avant de venir à ma consultation, elle avait ouvert son dictionnaire de symbole et lu l’article dédié au pigeon. Notez qu’elle aurait pu tout aussi bien regarder ce que signifie de rêver d’un restaurant… Mais c’est le pigeon qu’elle avait choisi.
« Le pigeon est familièrement une dupe, mais plus poétiquement un symbole de l’amour. La douceur de ses mœurs contribue à expliquer l’une et l’autre de ces interprétations. Le symbolisme de l’amour s’explicite mieux par le couple de pigeons, comme on le voit à propos d’autres animaux : canard, martin-pêcheur, phénix… »
Ayant découvert que le pigeon renvoie à l’amour et au couple, la jeune femme s’était souvenue qu’elle se sentait seule. Mais avait-elle rêvé d’un pigeon parce qu’elle se sentait seule ? Avait-elle rêvé de pigeons du fait de son expérience de Venise et la solitude quoi s’en était suivie ? Les méandres inconscients de son psychisme avaient-ils suggéré un rêve de pigeon pour mettre en images ce sentiment ? Ou bien est-ce que la solitude affective dans laquelle cette jeune femme se trouvait prenait soudain une grande place dans l’entretien de ce jour, justement parce qu’elle avait lu dans son dictionnaire que le pigeon est un symbole de couple ? Et d’ailleurs, l’interprétation symbolique que les auteurs du dictionnaire faisaient du pigeon était-elle fondée ou fantaisiste ? Si elle était fondée, correspondait-elle à la réalité opérante chez cette jeune femme ? Cela touchait en tout cas chez elle à un point sensible sans que pour autant qu’il fût assuré que ce rêve eut un rapport avec ce sujet.
L’interprétation que nous pouvons faire des rêves est très périlleuse puisqu’en fait nous partons d’une image (ici, un pigeon dans un rêve) et essayons de la mettre en relation avec autre chose (ici, la jeune femme met en relation le pigeon de son rêve avec la lecture d’un livre, mais également avec le souvenir de Venise et du copain qui la quitte.). Or, cette mise en relation est complètement dépendante du point de vue d’après lequel nous considérons cette image, point de vue dont nous n’avons pas conscience et qui dépend des sentiments qui nous habitent. C’est parce que nous avons des sentiments désagréables associés à une chose que nous la jugeons mauvaise et la mettons en lien avec des expériences désagréables. Or, les sentiments eux-mêmes sont mis en mouvement par ce que nous avons perçu (le pigeon dans le rêve mis en relation avec ceux qui étaient à Venise lorsque le copain est parti).
Ainsi, ce que la jeune femme perçoit du pigeon (fonction sensorielle), dépend des pensées qu’elle a (fonction représentative), qui elles-mêmes dépendent d’un certain point de vue (faculté de jugement), qui lui-même dépend des sentiments qui l’habitent (fonction affective) et qui eux-mêmes dépendent du fait d’avoir vu un pigeon en rêve (fonction sensorielle)… En bref, ce que la jeune femme perçoit du pigeon en rêve, dépend du fait d’avoir vu un pigeon en rêve…
C’est pourquoi, l’interprétation du rêve, comme elle est habituellement pratiquée, au lieu d’avoir quelque objectivité pouvant donner une indication pertinente et d’ouvrir à du nouveau, enferme celui qui a rêvé dans un biais de confirmation : elle fait dire du rêve ce que l’on porte déjà avec soi.
Pour que le rêve ouvre à de nouvelles perspectives et devienne un enseignement, il est nécessaire de porter toute son attention à chaque étape de ce cercle vicieux de façon à ce qu’il ne nous enferme pas dans son tourbillon.
Par exemple, nous voyons un pigeon en rêve. Plutôt que de laisser le sentiment parler et d’amorcer ainsi le cercle vicieux qui vient d’être décrit, rester avec l’image.
– Comment était-il ?
– Énorme. Il me regardait fixement. Je voyais son oeil tout rond, sa pupille toute ronde. Impossible de lire quoi que ce soit dans ce visage de pigeon.
– Quoi d’autre ?
– Au sujet du pigeon ?
– Non, quoi d’autre dans ce rêve ?
– Un restaurant. Je suis assise à table et il y a une nappe blanche. Il y a d’autres personnes plus loin et le pigeon se tient devant moi.
– Alors restez avec toute cette image, pigeon compris, mais aussi les autres convives, la nappe blanche. Restez avec cette image entière. Essayez de la voir le plus complètement possible. Ne cherchez pas à comprendre ce que cela signifie ni à voir ce que cela provoque en vous… Restez avec l’image du rêve.
– …
En demandant de rester avec toute l’image, il est demandé d’exercer une attention particulière là où naturellement, nous nous laissons aller à focaliser sur un seul élément. Lorsque nous focalisons sur un élément (par exemple sur le pigeon, et même sur l’œil du pigeon), nous mettons en mouvement le sentiment puisque chaque focus met en mouvement un sentiment particulier. À son tour, le sentiment détermine un jugement de valeur qui lui est associé ; et celui-ci nous fait mettre en relation l’image avec d’autres images. Mais lorsqu’à l’inverse nous gardons attentivement tout un panorama, le plus large possible, le sentiment n’est plus dirigé dans une seule direction et nous ne sommes plus tenté de suivre les résonances intérieures qui se forment. Nous pouvons rester avec le rêve plutôt qu’avec les résonances qui se forment.
Ce recul, qui permet de tout regarder en même temps, laisse place à de l’étonnement. On est étonné de voir tout cela ; et l’étonnement va nous mettre en mouvement intérieurement et dans le sentiment va se déployer une réalité que l’on ne soupçonnait pas.
Ainsi, plutôt que de suivre le sentiment que le rêve à provoqué, le rêve se dévoile dans les sentiments que l’on a pris soin de ne pas investir.
– Je me sens observée par le pigeon. Mais il n’a aucune expression. C’est troublant quand on est regardé et qu’il n’y a aucune expression.
– Comment ça fait ?
– C’est comme si on n’est pas sûr de ce qu’il faut faire… On fait des choses, mais on ne sait pas si ça va convenir. On ne peut se tenir à rien.
– Ça fait comment ?
– C’est comme si on ne peut que faire confiance. Au bout d’un moment, si on décide de rester, on doit décider d’arrêter de réfléchir à ce qu’il faut dire ou ne pas dire.
C’est marrant. Je réalise que le restaurant de mon rêve, c’est celui où mon grand-père nous invitait pour les anniversaires. Il fallait bien se tenir, ne pas parler, correspondre à l’image d’une gentille petite fille. C’est comme si le pigeon me regarde tandis que je suis emprisonnée dans un rôle.
– Comment est-ce ?
– Je découvre en vous le disant une sensation toute nouvelle : celle de pouvoir observer cet état intérieur, de le vivre et de m’observer comme de l’extérieur. Je le vis et je ne le vis pas. C’est très libérateur.
Avec une interprétation classique, nous aurions laissé les pensées s’associer les unes aux autres au gré de ce que le point de vue agités par les sentiments aurait dicté. Nous aurions évoqué le couple, la solitude, Venise, le restaurant, et bien des éléments qui n’auraient, pour la raison énoncée plus haut, pas apporté grand-chose de nouveau, puisque nous serions restés enfermés dans un cercle vicieux provoquant un biais de confirmation.
En plaçant l’attention sur l’image du rêve, la plus complète possible, le sentiment n’a pas été tout de suite investi. Il n’a pas provoqué un jugement et n’a donc pas conduit à des associations d’idées. Le sentiment est resté disponible pour recevoir l’étonnement de cette situation nouvelle et une expérience inédite a été faite.
Le “pourquoi ai-je rêvé d’un pigeon” nous enfermant dans le cercle vicieux décrit plus haut, a été remplacé par un “comment est-ce” attentif.
Guillaume Lemonde
1- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, DICTIONNAIRE DES SYMBOLES, 1ère édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982.
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.