QUI EST L’AUTRE ?
- Posté par Guillaume Lemonde
- Catégories Articles, Biographie et Histoire, Démarche Saluto, Pédagogie, Relation thérapeutique
- Date 2 février 2024
Qui est l’autre ? L’autre n’est d’abord qu’un inconnu semblable à mille autres inconnus. Il se présente à nous, derrière un guichet, dans la rue, au téléphone, et ce que nous rencontrons, c’est au mieux une information que nous rangeons avec d’autres informations. Nous voyons cet autre, nous l’entendons et nos sentiments, déjà, s’ouvrent ou se ferment à lui. Nous aimons ou nous n’aimons pas ce que nous percevons de lui. Et cela arrive sans que nous n’y fassions rien. Cela dépend de ce à quoi nous avons associé la perception de cette personne. Son apparence, sa corpulence, le timbre de sa voix, son attitude, les circonstances qui président à cette rencontre, tout cela nous rappelle d’autres personnes et d’autres circonstances que nous avons déjà rencontrées. Cela nous les rappelle en fonction des valeurs que nous leur avions accordées, lesquelles dépendaient des sentiments que nous avions alors éprouvés.
Ainsi, l’autre que nous percevons provoque en nous un sentiment ; une sympathie ou une antipathie allant de la froide indifférence à la plus franche aversion. Ces sentiments ne dépendent pas directement de l’autre, mais de ce que nous percevons de lui. Or, nos perceptions sont influencées par ce que nous nous représentons à leur sujet, et celles-ci dépendent des valeurs que nous accordons aux choses, elles-mêmes influencées par nos sentiments. Ainsi, nous sommes le jouet de fonctions psychiques qui s’influencent l’une l’autre en un cercle vicieux, produisant tous les biais possibles : nous avons une faculté sensorielle, qui naturellement influence nos sentiments, qui naturellement influence notre jugement, qui naturellement influence notre cadre de référence, qui naturellement influence notre sensorialité. La boucle est bouclée.
Nous ne percevons pas directement l’autre, mais ce qu’il fait résonner en nous d’un passé plus ou moins lourd d’expériences. Lorsque telle personne nous fait penser à telle autre, nous sommes déjà en train de passer à côté de l’être qui est là. Lorsque nous n’aimons pas sa coiffure un peu négligée, le ton de sa voix ou ses opinions politiques, c’est la même chose : nous passons à côté de l’essentiel.
De même, si nous aimons ce que nous percevons, alors, plutôt que de rencontrer cette personne, nous savourons ce moment, nous nous savourons en cette présence. L’autre devient le moyen de donner, à travers ces sentiments positifs, une qualité positive au moment que nous passons ensemble.
Il n’y a rien de problématique à tout cela. C’est notre lot quotidien. Mais prenons conscience que lorsque nous en restons sur le plan de notre psychisme, nous ne rencontrons pas cet autre qui se présente à nous, mais nous-même à travers lui.
Il faudrait, pour le rencontrer, devenir attentif à ne pas laisser le cercle vicieux se mettre en place et, pour commencer, être attentif à nos perceptions qui ont tendance à agir directement dans le sentiment.
Le sentiment n’est évidemment pas un problème puisqu’il est, au présent de la rencontre, l’expérience même de notre rapport à ce qui se présente. S’il fallait les maîtriser comme il est conseillé aux médecins de le faire, quand il leur est dit de rester professionnels, alors nous deviendrions insensibles et ne pourrions plus avoir de lien avec ce qui se passe. Nous deviendrions froids et distants. Il ne s’agit donc pas, pour ne pas tomber dans le cercle vicieux décrit plus haut, de bloquer les sentiments. Il s’agit juste de devenir attentif à ne pas laisser les perceptions les influencer directement. Il s’agit de ne pas amorcer le cercle vicieux pour en faire un cercle vertueux. Cela ne va pas de soi. Cela ne nous est pas naturel et demande de l’attention. L’attention que l’on offre à la rencontre justement.
Observons la personne qui est là. Plutôt que de laisser notre psychisme focaliser sur un aspect, prenons attentivement le reste en compte. Par exemple, mettons que nous trouvions la cravate de ce monsieur totalement kitsch. Les petits clowns qui sont dessinés dessus nous laissent un sentiment étrange ; lequel sentiment va directement agir sur notre jugement et associer à cette perception tout un cadre de référence qui va venir confirmer le jugement que nous portons en nous faisant focaliser sur d’autres détails étranges. Le monsieur en question a une dent en or qui brille vraiment trop et la couleur de sa veste n’est pas assortie à son pantalon. Bref, ce monsieur, en suivant le cercle vicieux de notre psychisme, est devenu pour nous une personne qui n’a manifestement aucun goût et qui, insensible à la moindre esthétique, ne peut être que très centrée sur elle-même.
Le focus sur la cravate est renforcé à travers le sentiment que cette cravate provoque, par le focus sur la dent en or et sur le reste des vêtements.
Si pourtant, attentif à cette personne, nous élargissons notre perception, c’est-à-dire que nous nous exerçons à ne pas passer d’un focus à l’autre, mais à prendre ensemble plusieurs focus à la fois, sans passer de l’un à l’autre : la cravate, la dent en or, le pantalon, mais aussi le sourire, le timbre de la voix, ce que cette personne nous dit, etc. Alors bien vite, l’influence que cela a sur nos sentiments devient plus complexe et ne va pas si clairement influencer notre jugement.
Cela interrompt le cercle vicieux. Plutôt que de filer dans le sentiment, la perception devient profonde et, au bout du compte, le jugement ne parvient plus à catégoriser cette personne aussi facilement dans un cadre de référence. Au lieu de cela, nous éprouvons de la surprise; une surprise qui est à la mesure de l’attention que nous offrons à nos perceptions.
En réalité, l’autre est toujours surprenant. S’il ne l’est pas, c’est que nous avons laissé notre psychisme le classer dans ce que nous connaissons déjà.
Il est surprenant, et à travers cette surprise, là où notre jugement nous poussait à associer ce que nous en avions perçu aux représentations toutes faites de notre cadre de référence, nous sommes disponibles à le voir se révéler à nous.
Nous ne le jugeons pas mais le voyons se manifester et, alors seulement, se dépose dans notre sentiment sa présence.
Le sentiment est au bout du processus, et non pas au début. Il est le couronnement de la rencontre et non son initiateur.
C’est un être unique qui se tient là devant nous. Non pas quelqu’un qui nous fait penser à quelqu’un d’autre, mais un être unique, qui, puisqu’il est unique, est riche de son originalité. Il est un autre que nous-même, réellement un autre, plutôt que l’expression de nos sympathies et de nos antipathies.
Guillaume Lemonde
Médecin, chercheur, développe et enseigne la démarche Saluto dans ses différents champs d'application. Après des études de médecine à Lyon, il découvre la pédagogie curative et la sociothérapie, alliant la pédagogie et la santé. Pour lui, la question de toujours est d’offrir l’espace et les moyens permettant à chacun de devenir acteur de sa vie. Il ouvre un cabinet en Allemagne où il poursuit ses recherches dans le cadre de l’éducation spécialisée, puis en Suisse.
À partir de l’étude des grands chapitres de la pathologie humaine, il met en évidence quatre étapes de la présence à soi et au monde (1995) et découvre et développe à partir de cette recherche la Salutogénéalogie (2007) et la démarche Saluto (2014).
Il donne des conférences et des séminaires de formation pour enseigner cette démarche.
Il est auteur de publications faisant état de ses travaux.